« La critique est facile, l’art est difficile », dit le proverbe, et cela s’applique aussi à la politique et à l’art de gouverner qui est, aussi et surtout, l’art de décider. Or, la question des retraites n’est pas seulement économique ou sociale, elle est d’abord éminemment politique et, aujourd’hui, étatique : ce ne sont pas les acteurs socio-économiques, les entreprises ou les corps intermédiaires qui ont rédigé les articles de loi de la réforme de 2023 (1), et ce jacobinisme de la République empêche sans doute d’envisager une approche raisonnée et raisonnable, la passion (et les intérêts partisans…) prenant le pas sur l’étude et la recherche de solutions appropriées et satisfaisantes (autant pour le monde du travail que pour la société dans son ensemble, et pour les finances des uns et des autres, et de l’État, toujours « providence » à défaut d’être « constance »). C’est un aspect du problème qu’il ne faut pas négliger, et qui me conforte dans l’idée qu’il faut rendre des pouvoirs à ce que l’on pourrait nommer le « pays réel », celui des territoires et des populations dans leurs dimensions historiques et culturelles, mais aussi celui des producteurs (agricoles, industriels comme tertiaires ; entreprises, artisans indépendants, professions organisées, syndicats professionnels, coopératives, etc., dans une logique ou une approche qui pourrait se rapprocher d’une organisation sociale et territoriale corporative). Mais nous n’en sommes pas encore là, malheureusement : c’est un fait, à défaut d’être un bienfait.
Donc, puisqu’il en est ainsi, c’est l’État et son gouvernement (pas encore nouvellement nommé à l’heure où j’écris), avec l’accord du parlement (ou pas, si l’article 49-3 est activé, comme ce fut le cas pour la réforme contestée des retraites de 2023), qui vont décider du sort d’icelle, sous le regard inquisiteur de la Commission européenne qui, elle, milite depuis 2011 pour le report de l’âge légal de la retraite à 67 ans… Alors, que peut-il se passer, en définitive ? La réforme peut-elle vraiment être abrogée, ou sera-t-elle simplement amendée ? Si je crois, aujourd’hui, que c’est plus l’amendement que l’abrogation qui aura finalement cours, j’avoue aussi ne pas être sûr de ce pronostic. Quoiqu’il en soit, et parce que la question se reposera encore dans les années à venir, il me semble qu’il faut aborder l’alternative à ce type de réforme, plus circonstancielle que véritablement pérenne : un récent article publié dans Le Monde il y a quelques semaines (2) ouvre quelques pistes intéressantes de réflexion et d’action sur ce sujet toujours éminemment sensible, en soulignant que « l’équation n’a rien d’impossible, pourvu qu’une approche graduée fondée sur la pénibilité au travail en soit la pierre angulaire », ce qui n’a effectivement rien d’absurde ni de choquant. Après tout, sur l’échelle des risques et de l’usure des corps et des esprits, toutes les professions ne se valent pas : entre l’ouvrier d’usine ou de chantier et un cadre administratif, que de différences qui, d’ailleurs, se retrouvent dans l’espérance de vie des uns et des autres (l’écart peut atteindre 13 ans !), et encore plus, sans doute, dans cette même espérance de vie « sans incapacité » ou « en bonne santé » (logiquement plus basse et généralement très inégalitaire selon les métiers et leurs conditions de travail respectives). En tenir compte pour calculer un nombre décent d’années d’exercice professionnel est une piste que notre voisine la Belgique a initiée il y a quelques années déjà : « En Belgique, des négociations interprofessionnelles avaient conduit en 2018, dans le cadre d’une réforme reportant progressivement l’âge légal de départ à la retraite à 67 ans (3), à l’accord suivant : les personnes qui effectuaient un métier qualifié de « pénible » pouvaient soit jouir d’une pension de retraite plus élevée, soit anticiper leur départ à la retraite de deux à six ans, mais jamais avant l’âge de 60 ans.
« Quatre critères avaient été retenus pour définir une fonction pénible : les contraintes physiques ; l’organisation du travail ; les risques de sécurité ; la pénibilité mentale ou émotionnelle. » Ces critères techniques pourraient être complétés par des critères territoriaux : là encore, ce n’est pas la même chose d’enseigner les mathématiques dans un lycée du XVIème arrondissement et aux Mureaux, en Réseau d’éducation prioritaire (anciennement ZEP), par exemple. Le prendre en compte ne serait ni inutile ni injuste, bien au contraire ! N’oublions pas que ce qui doit animer une politique économique, au-delà des résultats purement financiers ou matériels (qui ne doivent pas être négligés pour autant, car ils permettent aussi cette politique sociale nécessaire), c’est aussi (d’abord ?) la justice sociale selon le principe souvent évoqué ici : « l’économie doit être au service des hommes, et non l’inverse ».
Le modèle belge s’appuyait aussi sur « un coefficient de pénibilité, rangeant les métiers en quatre catégories de pénibilité croissante, (…) établi à partir de ces critères. A titre d’illustration, un agent de sécurité ou un professeur des écoles du primaire se retrouvaient dans la première catégorie, un professeur des écoles de la maternelle ou un douanier dans la seconde, un éboueur ou un agent pénitentiaire dans la troisième, un policier ou un contrôleur du trafic maritime dans la quatrième. » Même si cette classification pourrait être modifiée ou complétée au regard des particularités françaises (et selon le critère des conditions liées au territoire d’exercice professionnel), elle est un exemple intéressant de ce qui pourrait être fait, avec l’avantage d’introduire un peu de nuance et de mesure dans un système aujourd’hui trop monolithique et, parfois, simpliste. Cette catégorisation pourrait d’ailleurs être renégociée (et parfois simplement reconduite pour beaucoup de métiers), au regard des transformations des métiers, de leurs innovations ou de leurs nouvelles formes. Là encore, c’est la souplesse qui doit dominer, mais aussi un certain pragmatisme, dans une logique corporative, en somme.
Les lois du baron d’Allarde et Le Chapelier de 1791 avaient détruit les corporations (4) et cherché à abolir l’esprit même de celles-ci : il faut bien constater que, plus de deux siècles après, l’idée corporative reprend de plus en plus corps dans la réalité sociale de notre pays, et l’article cité peut le démontrer, sans même avoir à utiliser le terme de corporations ou de corporatisme… La suite du propos de l’auteur, haut fonctionnaire de la République, confirme cette impression et avance, là encore, quelques propositions que nous pouvons faire nôtres, dans une logique de « désétatisation » nécessaire : « Confier aux partenaires sociaux le soin de fixer une grille d’évaluation de la pénibilité des métiers aurait tout son sens, d’autant plus qu’ils ont déjà la charge du fonds d’investissement pour la prévention de l’usure professionnelle. » Après tout, ce sont aussi eux qui connaissent les métiers, leurs métiers, et les conditions d’exercice de ceux-ci, leurs facilités comme leurs difficultés, leurs atouts comme leurs limites… N’est-ce pas aussi le moyen d’écarter les technocrates saint-simoniens de la gestion de l’économique et du social, et de permettre aux travailleurs comme aux chefs d’entreprise des métiers concernés de reprendre des pouvoirs réels, équilibrés, justes ? La revanche du pays réel, en somme…
(à suivre : quelles solutions pour une abrogation crédible de la réforme des retraites de 2023 ? Les propositions, pistes et perspectives avancées par les Royalistes sociaux ; la problématique démographique ; la grande question du travail ; etc.)
Notes : (1) : Pourtant, ce serait tout à fait envisageable dans une nation fédérale et « corporée » qui appliquerait une subsidiarité crédible, rendant aux corps intermédiaires enracinement et pouvoirs véritables, hors de l’emprise de l’État mais à portée de son arbitrage.
(2) : Le Monde, jeudi 15 – vendredi 16 août 2024, « La pénibilité au travail doit être la pierre angulaire du débat sur les retraites », sous la plume de Philippe Garabiol, haut fonctionnaire, ancien secrétaire général du Conseil d’orientation des conditions de travail (2018-2024).
(3) : Ce report à 67 ans (en Belgique comme ailleurs) ne me semble pas forcément judicieux et, dans le cadre de la Belgique, il a d’ailleurs été largement amendé par la réforme discutée et adoptée ensuite, ce qui fait l’objet des phrases suivantes de mon propos ci-dessus…
(4) : L’abolition et l’interdiction de toute coalition ouvrière ou professionnelle s’inscrivaient dans une logique libérale qui laissait ainsi le citoyen-travailleur seul face à l’État et à sa Loi, et désarmé face aux puissances financières et industrielles… Le résultat fut, en définitive, la naissance d’un prolétariat sans droits terriblement exploité par « les dictateurs du Capital sans frein », comme le dénonçait l’hymne royaliste de l’Action française…