Ainsi, nous y sommes : le premier ministre qui, en d’autres temps (ceux de son opposition au pouvoir hollandiste), dénonçait le recours gouvernemental à l’article 49.3, en use à son tour, non pour faire taire une quelconque contestation au cœur de sa majorité parlementaire (ce qui, en somme, était l’argument rituel d’usage de ce fameux article), mais pour contourner les débats parlementaires et, surtout, abréger le temps qui leur était nécessaire, selon les us et coutumes de la démocratie représentative. Le gouvernement n’a jamais caché qu’il entendait en finir avec la première lecture de la réforme des retraites avant les élections municipales qui, si l’on en croit les études d’opinion, s’annoncent piteuses pour le parti présidentiel : et la cause est entendue, à défaut que ce soit les syndicats ou les professions organisées comme celle des avocats, plus que sceptiques à l’égard d’une loi spoliatrice de leur caisse autonome de retraites, véritable « patrimoine corporatif ».
Que nous apprend cet épisode de la vie politique française ? Sans doute que la dyarchie républicaine fondée sur le tandem président de la République-premier ministre fonctionne mieux que la démocratie parlementaire elle-même, cantonnée à un rôle d’acceptation plus que de décision proprement dit, sauf en cas de proposition de loi déposée par un député et votée par la majorité de ses collègues, du moins quand le gouvernement ne fait pas savoir qu’il s’y oppose... Sous la Troisième et Quatrième Républiques, la discipline partisane de vote était, sans doute, moins contraignante, hormis pour les partis « durs » souvent partisans d’un régime qui ne l’était pas moins, comme le Parti Communiste par exemple. Mais il n’est pas certain que, si la liberté des parlementaires paraissait mieux assurée (ce qui reste tout de même à confirmer), la liberté des citoyens et l’autorité de l’Etat étaient mieux reconnues et assumées… Et l’antiparlementarisme virulent en ces deux régimes avait sans conteste quelques bonnes raisons d’exister, au moins autant que de mauvaises, selon les périodes et les cas ! Les scandales de Panama ou Stavisky, d’ailleurs, jetaient dans les rues de Paris des foules de manifestants qui rêvaient de faire un mauvais sort à une République qui semblait, à travers ceux qui étaient censés en être les législateurs, éminemment corrompue et corruptrice, et qui paraissait priver l’Etat de toute indépendance à l’égard d’un « pays légal » dominé par de sombres officines et d’illusoires vertus… Bien sûr, la réalité était-elle sans doute moins simpliste mais il n’en demeurait pas moins que l’Etat était faible, trop faible et méprisé quand il aurait fallu, au regard des enjeux du moment, un Etat solide, crédible et capable d’autorité sans despotisme : à bien y regarder, la République était forte quand l’Etat, et en particulier sa magistrature suprême, était faible et soumis aux groupes de pression, féodalités si bien dénoncées par Bernanos ou par Gabin dans une scène d’anthologie du film « Le Président » tiré du livre de Georges Simenon, lui-même plutôt réservé à l’égard du parlementarisme… L’Etat n’était que le desservant des féodalités, et non « le maître » qu’il affirmait être, et c’était l’Administration, phagocytée par les républicains depuis la fin des années 1870, qui semblait commander, sans faire grand cas ni des libertés provinciales ni des citoyens eux-mêmes, considérés sous le seul angle des électeurs qu’ils étaient par la grâce du suffrage universel : au sein de ces Républiques, l’alternance pouvait exister entre Droite et Gauche (ou ce que nous nommons ainsi aujourd’hui), mais non l’alternative, en particulier royale, qui était interdite comme le soulignait la loi d’exil de 1886, votée pour éloigner les descendants des familles ayant régné sur la France de la terre même d’un pays construit par leurs ancêtres ! Et les débats autour de la levée de cette loi d’exil, à la veille de 1950, montrent encore combien la représentation parlementaire de la Quatrième République, en ses franges « républicaines auto-proclamées », craignait que ce retour d’une famille royale soit l’annonce d’une restauration monarchique, pourtant devenue beaucoup moins assurée qu’avant 1914.
La Cinquième République, malgré tous ses défauts, a sorti l’Etat de sa dépendance à l’égard des baronnies parlementaires, et le « pays légal » s’en est trouvé transformé et privé, en partie, de son pouvoir d’influence et de nuisance sur l’Etat et sa magistrature suprême : la personnalité et la doctrine de son fondateur n’y sont évidemment pas pour rien. Mais, tout en restaurant l’éminente dignité de l’Etat, dans une perspective à la fois capétienne et « res-publicaine », il n’a pas résolu vraiment, au-delà de son règne, la question de la continuité de sa magistrature suprême, et de sa nécessaire conjugaison avec l’exercice des libertés publiques et « sociales » (au sens des rapports sociaux dans les différents cadres « communautaires », de la famille à la nation) : il a manqué à sa « monarchie républicaine » (dont j’ai déjà évoqué plus haut l’aspect dyarchique, plus ou moins prononcé selon la personnalité des intéressés) la part royale qui aurait pu lui permettre de fonder un nouveau pacte socio-politique. Non qu’il n’y ait pas pensé, mais parce qu’il a manqué à sa « régence » l’aboutissement royal qu’aurait pu incarner le comte de Paris de l’époque. Tout comme, faute de temps et de soutien, il n’a pu mener à leur terme les deux grands projets qui lui tenaient à cœur, la participation et la régionalisation, projets éminemment social et corporatif pour l’un, éminemment décentralisateur et « maurrassien » pour l’autre. La République ne lui a pas permis cet « accomplissement », et une fois son successeur à son tour enterré, elle a repris son cours plus politicien que politique, malgré quelques aspects persistants que d’aucuns qualifieront désormais de « gaulliens ».
Il est fort possible que cet « inaboutissement » de la Cinquième République version « de Gaulle » explique, au moins en partie, les blocages actuels qui, en définitive, ne sont pas inédits, Michel Rocard étant, je crois, celui qui a le plus usé (donc abusé ?) de l’article 49.3 durant son primo-ministériat, et cela pour éviter que sa propre majorité ne lui fasse défaut : il est vrai que la perspective d’une dissolution de l’assemblée nationale par le président en cas de renversement du gouvernement n’était pas (et n’est toujours pas, dans le « nouveau monde » macronien) vraiment pour plaire aux députés, plus attachés à leur siège qu’à leurs principes. Cette « sainte frousse », toute laïque qu’elle soit, a sauvé plus d’une fois des gouvernements très critiqués par ceux-là mêmes qui, 49.3 oblige, ne se risquaient pas néanmoins à tenter le diable de la dissolution… « Démocrates, mais pas trop », en somme !
Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui l’usage du 49.3 témoigne de l’impuissance et de la morgue d’une République qui ne sait plus trouver les mots pour apaiser le « pays syndical » mais aussi et surtout le « pays réel » dont la couleur fluo fut, l’an dernier, la couleur de ralliement et de révolte. Sa proclamation à la tribune de l’assemblée nationale, en un samedi de mobilisation contre le coronavirus, paraît plus que maladroite : méprisante ! Si les députés de M. Mélenchon ont plutôt mal joué une obstruction qui a agacé plus qu’elle n’a convaincu les Français, le gouvernement, lui, nous a rappelé que la République contemporaine n’aime pas, et pas plus que les précédentes, la contradiction politique à l’assemblée ni le désaveu populaire qui, d’ailleurs, ne sait plus très bien comment s’exprimer pour se faire, au moins, entendre !
Cette affaire, qui va énerver et diviser un peu plus une opinion publique déjà bien écorchée, montre que la République, désormais, n’est pas totalement crédible quand elle parle et se targue de démocratie tout en fuyant le rappel aux urnes ! Sans doute est-il temps de repenser les rapports entre la représentation politique et l’autorité de l’Etat, par une meilleure organisation des communautés et des pouvoirs politiques des « pays réels » qui « sont » la France au sens « res-publicain » du terme : cela passe par l’instauration d’un Etat qui ne doive rien aux « combinaisons et arrangements » du pays légal et dont l’indépendance « par nature et par statut » autorise une organisation que l’on pourrait qualifier de « fédérative des peuples et pays de France ». Une assemblée des « nations » de France, sans forcément écarter complètement la possibilité d’un 49.3 ou d’un équivalent moins brutal, permettrait d’en faire, le plus souvent, l’économie, quand une magistrature suprême de l’Etat, royale, assurerait l’incarnation de l’unité française aujourd’hui bien malmenée et trouverait d’autres conditions de relations entre citoyens, pouvoirs locaux et institutions nationales : en somme, remettre de l’huile dans les rouages d’une France aujourd’hui grinçante par la faute d’une République oublieuse des devoirs politiques et sociaux qui s’imposent à tout Etat digne de ce nom et de ses fonctions symboliques comme pratiques…
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