En relisant les textes du marquis René de La Tour du Pin (véritable théoricien du royalisme social et du corporatisme français) décédé il y a tout juste cent ans, le 4 décembre 1924, quelques lignes me sautent aux yeux, et me paraissent d’une grande actualité en ces temps de débats sur les traités de libre-échange dont celui avec le Mercosur n’est que le dernier exemple en date. Après avoir évoqué la nature du contrat de travail en France et ce qu’il pourrait (et devrait) être, La Tour du Pin souligne, à raison, que « les traités internationaux doivent être conclus, non pas dans l’intérêt du fisc, ni même dans celui du consommateur, mais avant tout en vue de la protection morale et matérielle que le travailleur doit rencontrer dans l’État chrétien » (1). Au-delà du temps, cette phrase écrite en 1882 n’a rien perdu de sa valeur, et il n’est pas inutile de la rappeler, mais aussi d’en montrer, en quelques lignes, le sens et la portée, tout en la contextualisant et, pourquoi pas, en la réactualisant.
Dans sa pensée, qui est profondément enracinée dans une foi catholique très vive, La Tour du Pin place l’homme-producteur, l’homme créateur de richesses, maître de sa production sans en être forcément le destinataire, avant celui qui doit en profiter par l’achat et l’usage, l’homme-consommateur : c’est, aujourd’hui, l’exact inverse dans notre société de consommation qui privilégie la consommation au détriment des conditions de travail et de vie du producteur lui-même, mais aussi au dépens de la nature, des ressources d’icelle, qu’elles soient souterraines et extraites du sous-sol ou de surface et récoltées, récupérées ou prélevées. Dans ce système dans lequel il s’agit de « consommer pour produire » et de « faire consommer pour produire », le producteur de base est trop souvent négligé, voire largement exploité et considéré, dans les temps de crise de consommation, comme une variable d’ajustement susceptible d’être éjecté socialement du système et de la possibilité d’être à son tour et en rétribution de sa peine, un consommateur…
Dans la logique contemporaine du libre-échange, s’applique le terrible principe de la « liberté du travail » qui, l’histoire et la philosophie économiques le rappellent à l’envi, n’est nullement la liberté des travailleurs ni la qualité du travail elle-même, mais la liberté du capital qui s’impose au travail et aux travailleurs, en salariant ces derniers selon les nécessités des propriétaires de capitaux et selon les revenus qu’ils espèrent en tirer, dans une logique de profit qui, parfois, ne tourne qu’au désir d’une profitabilité toujours plus grande, voire démesurée au regard des conditions de travail et de salaire imposées aux travailleurs, parfois très éloignés du marché final de consommation, dans le grand et terrible jeu de la mondialisation. C’est vrai dans le monde de l’industrie, ça l’est aussi dans celui de l’agriculture désormais intégrée quasi-totalement (en particulièrement dans les pays développés, du Nord comme du Sud) à la globalisation commerciale, au risque de favoriser les grandes féodalités de l’agroalimentaire et d’étouffer les petits et moyens producteurs, cultivateurs comme éleveurs.
Or, les grandes puissances économiques étatiques (2), souvent de moins en moins politiques et de plus en plus gestionnaires, s’abandonnent aux facilités de la fiscalité comme une excuse à leur propre impuissance face aux acteurs dominants de la mondialisation, et elles espèrent ainsi donner l’illusion de la maîtrise d’un système que, généralement, elles ne contrôlent plus. En fait, ce constat est surtout vrai dans les États les plus anciennement industrialisés et démocratiques (à des degrés divers, selon les histoires particulières des États et de leur entrée dans la modernité consommatoire) et la France, qui longtemps resta fidèle à cette double idée que sa politique ne se faisait pas à la Corbeille (3) et que « l’intendance suivra » (4), paraît désormais moins assurée sur cette logique pourtant nécessaire : le fait d’avoir déléguée une part de sa souveraineté à des institutions monétaires européennes et de se retrouver apparemment incapable de préserver son pré carré législatif et éco-diplomatique à cause de ses engagements « européens », contredit la citation de La Tour du Pin, sans l’invalider dans sa nécessité, bien au contraire !
Le traité Mercosur, qui risque bien d’être imposé par l’Union européenne à la France d’ici peu, et cela malgré le refus affiché du président de la République et des parlementaires français il y a quelques jours encore, en est la triste démonstration : ce traité de libre-échange, qui n’est ni écologique ni social (5), est souvent vanté par ses promoteurs comme le meilleur moyen de faire des affaires pour les consommateurs européens mais aussi sud-américains, quand la question du sort des producteurs de base (6) est trop souvent éludée, voire évacuée. L’on sait pourtant que ce traité se traduira aussi par des désespérances paysannes et par des dévastations écologiques, au nom d’un Développement qui ne peut être durable, et cela par essence même…
Face à cela, il ne nous est pas possible d’être indifférents ou neutres, et nos prédécesseurs nous donnent quelques clés d’explication et nous fixent quelques devoirs militants. La Tour du Pin, dont il paraît tout à fait utile de relire les principaux textes regroupés dans quelques ouvrages dont le fameux « Vers un ordre social chrétien », souvent évoqué par son sous-titre « Jalons de route », s’inscrit dans cette logique que l’Église rappellera à sa suite dans l’encyclique Rerum Novarum de 1891 et qui veut que le travail assure au travailleur le pain quotidien (et un peu plus même) pour toute la famille, et qu’il ne doit pas être source de malheur et d’exploitation mais d’accomplissement… Est-ce choquant de vouloir ce qui semble de bon aloi et de bonne justice, éminemment sociale ? Dans un monde capitaliste qui, comme le souligne aussi La Tour du Pin, semble être, avant tout, « la souveraineté de l’argent », le combat pour une bonne pratique de la justice sociale n’est pas un « divertissement d’activiste », il est la condition même d’une vie sociale équilibrée. La Tour du Pin, en catholique conséquent, évoque l’État chrétien protecteur du travailleur : au regard de l’histoire de la France, cet État ne peut être que royal. Et il n’est obligatoire d’être soi-même chrétien pour le reconnaître et l’approuver : le souci politique de la justice sociale suffit à conclure de la même manière pour une Monarchie royale éminemment sociale, non par conjoncture mais par nature…
Notes : (1) : Extraits de « Vers un Ordre social chrétien ; Jalons de route, 1882-1907 », Marquis de La-Tour-du-Pin La Charce, édité à la Nouvelle Librairie Nationale, 1907.
(2) : Je précise étatiques, car désormais les grandes puissances économiques sont, surtout, des FCT (Firmes Capitalistiques Transnationales), peu enclines à se soumettre (sauf honorables exceptions) aux États eux-mêmes et à leurs règles sociales : nous voici revenus au temps des grands féodaux qui s’émancipent des nécessaires devoirs sociaux qui, normalement, incombent aux puissants envers les moins aisés ou les plus fragiles, et, au-delà, envers le bien commun…
(3) : Le surnom de la Bourse, dans des temps pas si anciens que cela…
(4) : Selon la fameuse formule attribuée au général de Gaulle qui, en lecteur ancien de Maurras et en conformité avec la tradition capétienne – au moins sur ce plan… - considérait que le bon usage du « politique d’abord » était le meilleur moyen d’assumer et d’assurer les charges et devoirs de l’État et la protection de la nation et de ses citoyens, et de faire « de bonnes finances »…
(5) : Ce n’est d’ailleurs pas la motivation ni le but d’un tel accord…
(6) : Je ne parle donc pas des grandes sociétés soucieuses de s’ouvrir de nouveaux marchés à moindres frais, au bénéfice de leurs propriétaires comme de leurs actionnaires, mais bien plutôt des petits et moyens agriculteurs, qu’ils soient français, européens ou, de l’autre côté de l’Atlantique, brésiliens ou uruguayens, qui risquent de faire les frais de ces échanges inégaux et, finalement, économiquement comme socialement injustes.