Il y a quelques jours, à Grenoble, une bibliothèque a été volontairement incendiée par de jeunes (ou moins jeunes) délinquants qui réagissaient aux tentatives policières de mettre fin aux activités de commerce de drogue dans leur quartier réputé difficile. Grave, révélateur, voire symbolique, l’événement n’a pas fait les gros titres, hormis dans la presse locale, mais seulement sous l’angle du fait divers : ainsi, incendier une bibliothèque et brûler des livres, ne serait qu’un incident, sans doute regrettable, mais sans plus… Et certains ont même trouvé des excuses aux pyromanes, en invoquant des raisons « sociales » (sic !), et en avançant, une fois de plus, les notions de « discrimination » et de « stigmatisation » (re-sic) dont seraient victimes les auteurs de la dévastation livresque. Ainsi, les bûchers d’ouvrages, de ceux qui mêlent l’imagination, l’esprit, la belle écriture… sont-ils excusés par les lâches partisans d’une tolérance à la sauvagerie dont, d’ailleurs, se moquent bien les incendiaires eux-mêmes ! Pagnol, Victor Hugo, Anatole France…, ces nouveaux inconnus : « mais dans quelle équipe jouent-ils ? », pourraient dire les nouveaux barbares enivrés de sport-spectacle et de drogues réelles ou virtuelles, par intraveineuse ou par téléphone…
Depuis mon enfance, je suis un amoureux des livres, et je peux bien avouer que j’ai littéralement et littérairement grandi dans la bibliothèque de mes parents, universitaires férus d’histoire médiévale qui n’ont eu de cesse de me laisser lire, m’emmenant une fois par mois environ à la librairie Les Nourritures terrestres (alors une institution rennaise tenue par deux sœurs toujours affairées) et une fois par semaine à la bibliothèque municipale, en face de l’école primaire Saint-Melaine que je fréquentais entre 1968 et 1973 : ces visites habituelles étaient toujours une grande joie pour moi, et j’aimais me promener le long des rayonnages, la tête penchée pour lire le titre sur la tranche des livres, avant que d’en choisir un, simplement parce que le titre me plaisait. C’est ainsi que je découvrais, en 1980, Les épées de Roger Nimier, livre qui allait beaucoup m’influencer à l’aube de mes dix-huit ans, avant que je découvre, un peu plus tard, et grâce à quelques amis tout aussi grands lecteurs que moi, Ernst Jünger et Georges Bernanos, tandis que je dévorais, après les livres d’histoire et ceux des contes et légendes des provinces de France, les essais et œuvres politiques, de Lénine (Que faire, évidemment, pour le militant qui cherchait à prendre le pouvoir…) à Maurras (Œuvres capitales - essais politiques, en cadeau d’anniversaire pour mes quinze ans…), en passant par Ivan Illich, Jacques Ellul entre autres, mais aussi Du Pouvoir, de Bertrand de Jouvenel, conseillé par mon professeur de philosophie, au lycée Chateaubriand… Les bibliothèques ont été et sont toujours pour moi un paysage à la fois familier et labyrinthique dans lequel j’aime me promener, flâner l’œil léger ou plus acéré selon le moment, et je ne me lasse pas d’en arpenter les grandes salles, toujours à la recherche de l’ouvrage qui répondra à mes questions du jour ou m’ouvrira de nouvelles perspectives, de réflexion comme, parfois, de rêve.
Brûler une bibliothèque ou même un seul livre, quelle qu’en soit la valeur ou le parti-pris, n’est pas seulement un crime matériel, c’est d’abord un crime contre l’esprit, contre l’imaginaire, contre l’élévation : si tous les livres ne sont pas « une cure d’altitude mentale » comme Marcel Proust l’évoquait des écrits de Maurras, ils représentent néanmoins la possibilité d’une recherche, d’une réflexion, d’une ouverture vers l’esprit. N’est-ce pas, justement, ce que veulent détruire nos modernes barbares ? Leur loi est celle d’une violence décomplexée qui ne s’embarrasse pas de mots ni d’idées, simplement de force brute, de la bêtise, de la destruction.
Sont-ils néanmoins les seuls à ne pas aimer les livres et les pensées ? Sans doute non : aujourd’hui, certains écrivains de temps anciens, certains intellectuels, philosophes ou doctrinaires, ont été invisibilisés par les gardiens de l’idéologie dominante… Cherchez donc un livre de Jean de La Varende ou de Léon Daudet en bibliothèque, ou un ouvrage de Drieu la Rochelle, voire même « Les dieux ont soif » d’Anatole France, dans un CDI de lycée : inconnus au fichier ! Les librairies n’échappent pas toujours non plus aux élans moralistes et épurateurs de quelques uns, plus militants et sectaires que véritablement épris de littérature et de liberté de plume.
La bibliothèque de Grenoble ne recélait sans doute pas les auteurs que je viens d’évoquer, mais qu’importe ! Sanctuaire de la littérature sans en accueillir forcément tous les trésors et tous les secrets, elle était un poste avancé dans un territoire qu’il ne s’agit pas, quoiqu’il en soit, de laisser aux barbares : sa solide reconstruction et la reconstitution de son fonds ne sont pas de simples possibilités, elles sont un désir nécessaire qu’il s’agit de transformer en réalité. Au nom de l’esprit qui jamais ne doit céder à la brutalité : c’est notre « avenir de l’intelligence » qui est, ici, en jeu…
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