(suite de l'article "La profitabilité contre les travailleurs ?", publié en mai 2024)
Pourquoi cette impuissance ouvrière aujourd’hui, alors que la France compte, selon l’INSEE (2021), environ 5,3 millions d’ouvriers (qualifiés et spécialisés), ce qui représente tout de même pas loin de 20 % de la population active française ? Une réponse qui n’évoquerait qu’une unique cause serait réductrice et, partant, fausse : mais s’il y a une conjonction de causes, certaines pèsent plus lourd dans la balance que d’autres. L’une des plus importantes est plus encore civilisationnelle que simplement sociale : c’est la transformation du producteur conscient et fier en consommateur désirant et servile, passant ainsi de l’exploitation à l’aliénation ou à l’asservissement consenti. Dans les années 1930, alors que la société de consommation n’avait pas totalement envahi l’espace social et l’imaginaire des Français, le maurrassien Thierry Maulnier (5) avait bien perçu et décrit cette nouvelle « civilisation » (n’est-ce pas plutôt la décivilisation ?) qui commençait à s’affirmer et sera vraiment hégémonique dès les années 1970-80 en France : « L’individu humain, considéré comme un instrument à produire, puis, de plus en plus, comme un instrument à consommer, a vu ses nuits et ses jours, son corps et son âme utilisés pour assurer la vie d’organismes géants, qui demandent à consommer de façon ininterrompue leur ration humaine. (…) Pour lui faire accepter son sacrifice, on a pu lui promettre, comme compensation à sa déchéance, un bonheur matériel d’ailleurs illusoire (…). Dans les calculs des économistes et des politiques, l’homme n’est plus considéré comme existence concrète, comme valeur spirituelle irréductible, mais (…) comme agent de la vie collective, comme outil ». Nous pourrions ajouter qu’il est aujourd’hui considéré comme un « pouvoir d’achat » plus que comme un créateur, un fabricant, un producteur libre et autonome, fier de son ouvrage et de son métier : cette perte d’être ou cette substitution, en tant que consommateur, de l’avoir à l’être, peut expliquer son individualisation sociale et la perte de cette conscience d’appartenance à une classe productive qui cède ainsi la place à un individualisme de masse renforçant la dissociété contemporaine. Du coup, lorsqu’une usine est frappée de délocalisation, au lieu de faire corps autour des ouvriers menacés par la perte d’emploi, les autres travailleurs d’usine ne se mobilisent pas, se sentant peu concernés, généralement, par le sort de ceux qui, pourtant, sont leurs confrères de travail : la classe ouvrière a, comme force sociale autonome et identifiée, disparu (6), au sens où elle ne paraît plus en tant que telle. D’où l’impuissance des victimes de délocalisation face aux « organismes géants » évoqués par Maulnier ou face à la République établie, les syndicats ne parvenant pas à réveiller durablement la conscience de classe, même durant les grands mouvements sociaux comme ceux d’opposition aux réformes (successives et jamais définitives) des retraites.
L’une des grandes tâches du royalisme social est de travailler à la reconstitution d’un esprit de corps dans le monde ouvrier, non comme un vecteur d’opposition aux autres corps ou classes, mais comme un élément majeur d’une vie économique d’émulation plutôt que de darwinisme socio-économique : il est de plus en plus certain que la République actuelle, dont le pays légal se sert plutôt qu’il ne sert le pays réel, ne peut mener cette politique de conciliation et de coopération entre les corps nécessaires, intermédiaires, qu’ils soient professionnels ou territoriaux (et les deux à la fois) ; une Monarchie royale et fédérative, sociale et corporative, apparaît alors comme le moyen politique et institutionnel le plus sûr pour mener à bien ce véritable retournement français.
Notes :
(5) : Thierry Maulnier fut l’une des plumes les plus brillantes et fécondes de l’Action française et du courant qualifié de « Jeune Droite » dans les années 1930. Fidèle de Charles Maurras, certains le considérèrent alors comme son fils spirituel, ou comme un fils prodigue… Ses écrits de l’époque restent d’une grande actualité et ses qualités, qu’il mit aussi au service du théâtre dans les années 1960 avec le soutien d’André Malraux, lui valurent de voir un lycée de Nice baptisé de son nom, du moins jusqu’à ce printemps 2024 : une cabale ourdie par une élue d’extrême-gauche teintée de verdâtre obtint la disparition de son patronage, disparition validée officiellement par un certain président du Conseil régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur dont nous tairons ici le nom par décence… Cette mésaventure de la postérité de Thierry Maulnier doit, a contrario, inciter à relire ce « lys sauvage » dont quelques uns des principaux textes politiques viennent d’être réédités par les éditions de Flore, sise 10, rue Croix-des-petits-Champs, 75001 Paris.
(6) : Est-ce totalement vrai, est-ce définitif ? Je ne le crois pas et j’espère même le contraire ! Sans doute faudrait-il parler de la dormition de la classe ouvrière plutôt que de disparition…