Durant les périodes électorales, jadis, les licenciements secs et les fermetures d’usines se faisaient plus rares, sans doute parce que les gouvernements de ce moment anté-électoral y voyaient le risque d’une agitation sociale et d’un ressentiment dont les urnes auraient été, à leur dépens, le réceptacle, et que les entreprises elles-mêmes craignaient que ce moment ne les force à quelques concessions, voire renoncements : c’était un temps où les forces syndicales semblaient encore puissantes et leur écho encore retentissant dans l’opinion publique, un temps aussi où les questions sociales n’avaient pas été remplacées par les questions sociétales, du moins à gauche de l’échiquier politique. Un temps désormais lointain, et la Palestine a remplacé les usines Renault de Boulogne-Billancourt ou de Flins dans l’imaginaire des plus extrêmes des partisans de gauche, quand ce ne sont pas les luttes intersectionnelles qui occupent l’esprit et le temps des progressistes autoproclamés… Du coup, les grandes entreprises, jouant d’ailleurs plus le calendrier de la mondialisation et la logique de l’actionnariat et de la profitabilité que celui des échéances nationales ou européennes, n’hésitent plus à se débarrasser des usines dites, parfois, surnuméraires et à dégager nombre de salariés considérés comme « trop coûteux » (1) pour aller produire la même chose qu’ici mais bien loin d’ici, la grande fluidité du monde contemporain permettant ce nomadisme industriel. Ainsi, l’entreprise Stellantis, géant de la construction automobile, abandonne-t-il, sans coup férir, le territoire français pour aller produire parfois très loin d’ici puis ramener les voitures ainsi assemblées… en France, pour les vendre : si cela se fait « au nom de la compétitivité » selon l’entreprise et son directeur général, le très grassement rémunéré Carlos Tavares, il serait plus juste de souligner qu’il s’agit d’organiser et de favoriser une plus grande profitabilité (2) de Stellantis pour les actionnaires d’abord. Là encore, rappelons que ce n’est pas le profit qui pose problème, mais sa démesure au bénéfice exclusif de quelques uns et que, quand la distribution des dividendes est trop importante (surtout quand elle favorise d’abord les plus gros actionnaires en proportion), cela grève d’autant les possibilités d’investissement de l’entreprise et, parfois, celles d’intéressement des salariés ; or il nous semble important de privilégier d’abord ceux qui travaillent plutôt que ceux qui financent, et cela même si ces derniers ne sont pas à bannir en tant que tels, mais à limiter dans leur pouvoir d’influence et leur revenu actionnarial (3).
La mondialisation contemporaine est un fait qui tourne parfois au méfait, comme le montre bien le cas précédemment cité, et trop de travailleurs, de familles, de territoires français en font les frais, sans que cela ne fasse plus, à chaque fois, que quelques lignes dans les journaux, plus souvent provinciaux que nationaux, ce qui peut expliquer l’apparente tranquillité du paysage social et ce qui conforte les entreprises et les grands actionnaires dans l’idée qu’il « ne se passera rien », en tout cas rien de fâcheux pour eux… Et si les grandes entreprises capitalistiques transnationales (qui peuvent avoir leur utilité quand elles n’oublient pas leurs devoirs sociaux) ne se soucient même plus des remous électoraux que pourraient susciter leurs délocalisations spéculatives (4), c’est bien la confirmation que l’économique ne craint plus guère le politique, et que la démocratie n’est même pas un obstacle à leur règne féodal, confirmant la formule à la fois désabusée et coléreuse de Bernanos, « la Démocratie est la forme politique du Capitalisme ». La gouvernance prend le pas sur le gouvernement, en somme… et ce n’est guère rassurant !
(à suivre)
Notes : (1) : En ces temps de mondialisation ouverte, c’est le producteur de base qui est la principale variable d’ajustement, à rebours de toute justice sociale et de tout humanisme, la profitabilité étant privilégiée par les décideurs économiques, sans beaucoup d’égard, le plus souvent, pour les salariés : l’entreprise n’est pas considérée comme un grand corps doué d’un esprit de solidarité, d’entraide et de convivialité, esprit nécessaire à la vie équilibrée et productive de l’ensemble, mais comme un simple cadre de production dont les servants dépendent entièrement du bon vouloir des propriétaires de l’entreprise et des actionnaires qui en veulent, d’abord, pour leur argent, sans guère d’autres considérations, qu’elles soient sociales ou environnementales…
(2) : La notion de profitabilité apparaît peu dans les articles économiques, mais elle semble pourtant être désormais le principal critère pris en compte par les directions et les conseils d’administration des grandes entreprises, en particulier des Firmes Capitalistiques Transnationales (FCT), une appellation que je préfère à celle de Firmes Transnationales (FTN) qui a tendance à gommer la caractéristique idéologique de ce système même de firmes…
(3) : L’actionnariat peut avoir son utilité dans une économie contemporaine soumise à la nécessité de justice sociale, ce qui reste un des principes de base du royalisme social et de la Monarchie corporée et corporative : il permet l’apport de fonds privés à l’entreprise et peut servir, pour nombre de petits porteurs d’actions (en particulier de retraités désireux de compléter leurs pensions de retraite ou d’actifs soucieux de s’en assurer une, plus confortable, même si une part d’imprévu peut ruiner ces différents projets, particulièrement en cas de crise…) de débouchés à leurs économies et de complément à leurs revenus habituels. Ce n’est pas forcément à blâmer, mais juste à encadrer pour éviter les dérives et les abus.
(4) : Les délocalisations spéculatives (4 bis) sont absolument condamnables en tant que telles : sur le plan social, car elles entraînent la désindustrialisation de pans entiers du tissu économique national et leur dévitalisation, aussi bien économique qu’humaine ; sur le plan environnemental, car elles multiplient les flux de transports (qui ne sont pas neutres, mais forcément plus polluants à mesure que les lieux de production, de transformation et d’assemblage sont éloignés des marchés de consommation) et qu’elles se font, dès l’origine, vers des pays dans lesquels les critères de préservation environnementale sont les moins probants…
(4 bis) : Toute délocalisation n’est pas forcément spéculative et il en est même qui peuvent être vertueuses, en particulier lorsqu’il s’agit de produire au plus proche d’un marché local et d’éviter de longs périples maritimes ou routiers : s’implanter en Inde ou au Brésil pour vendre en Inde ou au Brésil n’est pas choquant. Pour autant, il n’est pas souhaitable de faire de ce mode d’implantation une formule obligatoire, car il est aussi nécessaire de garder toute la variété des productions possibles sur le territoire initial d’origine de la marque pour éviter toute dépendance inappropriée à l’égard des réseaux de flux.