Au lendemain de la large réélection de M. Macron à la présidence de la République, mais à cause de l’élection d’une sorte de Chambre introuvable qui a suivi, la Cinquième République semble avoir du mal à reprendre son souffle, et la forte contestation de la réforme des retraites a paru fragiliser un temps le régime, sans pourtant réussir à le faire douter ni choir : est-ce à dire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes et que se poser la question des institutions n’aurait plus guère de sens ? Bien au contraire ! Il n’est pas possible, au regard des soubresauts sociaux et politiques de ces dernières années, de se désintéresser de cette question qui commande nombre de réponses sur tous les domaines de la vie publique nationale, voire européenne et mondiale : « politique d’abord » en somme, non « politique partout » ou « politique en tout », mais juste la reconnaissance que les institutions sont la condition même d’une vie en société et de la nécessaire cohésion de l’ensemble civique, sans lesquels il n’est pas de justice possible, en particulier sociale. Aussi, connaître et comprendre la République actuelle, qui est un fait sans être un bienfait, permet aussi de saisir les insuffisances de la République elle-même et de (pro)poser les moyens institutionnels d’un meilleur service de la nation française, particulière et historiquement originale.
La République en est, officiellement, à sa cinquième mouture et, malgré l’illusion d’éternité qu’elle a pu, un temps, représenter aux yeux de Français fatigués de l’instabilité inhérente aux deux précédentes, elle n’est plus aussi évidente ou, plus encore peut-on dire, ses récentes incarnations ont fortement mécontenté des électeurs se retrouvant de moins en moins dans le système des partis qui, longtemps, a prévalu, y compris à travers l’élection à la magistrature suprême de l’État : « il existe aujourd’hui un désajustement entre la légalité et la légitimité du pouvoir », explique Laetitia Strauch-Bonart dans un récent entretien au Figaro Magazine (1). « Emmanuel Macron est légalement élu, mais l’opinion ne l’estime pas légitime. Ceux qui ont voté pour lui à contrecœur lors de la dernière présidentielle n’ont pas seulement l’impression d’avoir fait un choix par défaut, ils ressentent une véritable aversion à son endroit. » Ainsi, l’élection présidentielle, jadis considérée comme source de légitimité (mais n’était-ce pas une illusion, la légitimité d’un de Gaulle, par exemple, devant plus au 18 juin 1940 qu’à toute forme électorale légale ?) au sein de la République, n’apparaît plus que comme un exercice laborieux et sans joie de « tri et élimination » plutôt qu’un consentement enthousiaste à une candidature et à un projet politique : peut-on dire que la dernière adhésion populaire véritable (et non le lâche soulagement de ceux qui craignaient « le pire » à défaut d’aimer « le meilleur »…) a eu lieu le 10 mai 1981, lors de la première élection de François Mitterrand ? L’on connaît la suite et le désenchantement de cette génération électorale largement issue de Mai 68…
En fait, la Cinquième République est, avant tout, une monocratie et M. Macron n’en est rien d’autre que le rejeton du moment en attendant le suivant… Mais il n’est pas inutile de revenir au sens même des mots, ne serait-ce que pour éviter des confusions toujours dommageables à la clarté de la discussion politique, et pour bien distinguer la monocratie républicaine d’un M. Macron de la Monarchie royale telle que nous la souhaitons voir incarnée par le comte de Paris lorsque le temps en sera venu ou que les événements l’auront fait advenir. La monocratie est le pouvoir, la domination d’un seul sur la scène politique : elle sous-entend une puissance de l’homme-seul sur les instances comme sur les composantes, sujets et communautés, de la société toute entière, sans le contrepoids pourtant nécessaire de corps intermédiaires politiques, économiques et sociaux. Comme l’indique le constitutionnaliste monarchiste Maurice Jallut, « le plus grand défaut de cette dernière [la monocratie] est qu’elle risque de confier l’État à un homme qui l’utilisera pour son ambition, son orgueil ou simplement sa vanité personnelle ou même dans l’intérêt du parti ou du clan qui l’aura porté au pouvoir. (2) » N’est-ce pas ce que l’on a pu constater ces dernières décennies durant lesquelles l’esprit partisan et la vanité des présidents élus ont largement dépassé leur sens de l’État et le service du bien public français ? Sans même parler de leurs commissionnaires qui, une fois éloignés des responsabilités ministérielles, ont trouvé un débouché parfois fort rémunérateur dans des entreprises privées, y compris étrangères et plus favorables aux intérêts des actionnaires internationaux que des intérêts français…
Dans la logique républicaine française, « la monocratie s’appuyant sur la souveraineté du peuple [de par l’élection du président de la République au suffrage universel direct] sera nécessairement de caractère plébiscitaire. Et pour conserver la faveur des foules, elle devra briser toutes les forces indépendantes qui pourraient coaliser autour d’elles les oppositions et les mécontentements » (3). Obligée par nature à cette stratégie du « diviser pour régner », la monocratie n’a pourtant pas toujours le dernier mot, et le Chef de l’État peut se retrouver en position délicate, voire contraint au départ s’il lui reste le sens de la dignité ou le courage politique : en fait, un seul suivra cette voie quand les urnes auront désavoué ses projets, et ce fut le fondateur de la Cinquième République, au printemps 1969, après l’échec de son référendum sur la régionalisation… François Mitterrand et Jacques Chirac, dans la même situation de défiance du corps électoral (soit aux élections législatives, soit par un référendum), resteront accrochés à leur fauteuil présidentiel, envers et contre tout, aggravant le discrédit d’un « pays légal » déjà bien mal en point et de moins en moins soutenu par le suffrage lui-même, plus rare ou plus fragile selon les cas… Cette réduction de la « base présidentielle » est peut-être plus marquée encore sous la présidence de M. Macron, mais il n’en a cure, considérant que l’abstention grandissante et le « vote majoritaire de rejet de son adversaire » au second tour de l’élection présidentielle suffisent à légitimer (mais n’est-ce pas par défaut, en définitive et par définition ?) son pouvoir personnel. En monocratie républicaine, si elle « peut assurer une certaine stabilité gouvernementale, elle ne saurait donner la continuité à l’État, car elle dépend trop de la personnalité du chef. Le régime (4) repose exclusivement sur un individu et, par conséquent, il est destiné à périr avec lui. Certes, il a lui aussi sa loi de succession puisque le Chef disparu, un autre est élu à sa place. Mais ce successeur peut être un homme tout différent par les opinions qu’il représente et sa politique peut d’autant plus réagir contre celle de son prédécesseur qu’elle pourra être plus personnelle. Au fond dans un régime monocratique, il n’y a pas succession à proprement parler, mais substitution d’un régime personnel à un autre régime personnel. Or pour faire un État, il ne suffit pas de succéder, il faut encore perpétuer. »
(à suivre)
Notes : (1) : Laetitia Strauch-Bonart, entretien avec Alexandre Devecchio publié dans Le Figaro Magazine, édition du 16 juin 2023.
(2) : Maurice Jallut, « Où va la république ? la France à la recherche de sa constitution », éditions Philippe Prévost, 1967.
(3) : idem, ainsi que les autres citations qui suivent.
(4) : Le terme « régime », ici, peut s’entendre de deux manières : d’une part, comme la présidence du moment, aujourd’hui celle de M. Macron ; d’autre part, comme la Cinquième République elle-même (la « mauvaise République », selon M. Mélenchon…), dans ses institutions et leur pratique.