La revue des jeunes royalistes d’Action française, « Insurrection » (lisible sur www.insurrection.new.fr ), a publié un article que j’ai commis sur « Maurras et la Révolution française » il y a quelques semaines, à partir d’un premier texte, composé en 2002 à l’occasion d’un colloque tenu à l’Académie française et, depuis, amendé et simplifié. Voici, ci-dessous, cet article tel que je l’ai transmis à la revue :
Charles Maurras est né moins d’un siècle après la Révolution française et dans une société provençale fortement marquée par les débats institutionnels d’un XIXe siècle encore hésitant sur la forme du régime à adopter définitivement. Ce sera la IIIe République qui, pourtant, sera la quasi-intégralité du cadre politique dans lequel Maurras s’exprimera, et contre laquelle l’écrivain monarchiste bataillera, non seulement pour « l’instant » mais dans la perspective de la plus longue durée, celle qu’il souhaite voir s’inscrire par la transmission héréditaire à la tête de l’Etat.
Dans sa préface au livre de Victor Nguyen, Aux origines de l’Action française, l’historien Pierre Chaunu rappelle opportunément que le principal combat de Maurras a d’abord été celui contre la Révolution, ses idées et ses préjugés qui « tiennent l’Etat » sous la République. Mais, de plus, Maurras ne la qualifie généralement pas de « française » puisqu’il évoque dans ses écrits sous le titre de « Révolution de 1789 » : cela n’est pas un hasard mais une certitude que Maurras développe au fil de ses articles, en déniant à la Révolution d’être française en tant que telle, puisqu’il y voit aussi la main des forces de l’Etranger, des puissances étrangères qui ont tout intérêt à semer, ou à entretenir, les troubles au sein de cette France qui était considérée avant 1789 comme la première puissance mondiale
D’autre part, Maurras marque son refus de toute la Révolution, depuis les journées de juin 1789 à Versailles jusqu’à Waterloo, Napoléon n’étant pour lui que le continuateur de Jean-Jacques Rousseau et le meilleur soldat de la Révolution « roussienne » (terme qu’il préfère à « rousseauiste »).
Par cette position intransigeante sur les idéologies et les pratiques politiques révolutionnaires en cours ou issues des années 1789-1815, Maurras rompt même avec le monarchisme libéral du XIXe siècle triomphant sous le règne de Louis-Philippe, ce monarchisme qui s’accommodait de 1789 et de l’esprit des Lumières et se rattachait au courant monarchien des Mounier ou des Malouet de l’année 1789. Son refus est un refus total de toute concession aux idées révolutionnaires. Comme le signale Pierre Chaunu, c’est « la fin des salamalecs » face à la Révolution.
Pour Maurras comme pour le républicain Clémenceau, mais pas pour les mêmes raisons, pour des raisons diamétralement opposées, « la Révolution est un bloc ». Il peut reprendre la formule du jeune Henri Lagrange (le chef de file militant et intellectuel des étudiants royalistes dans les années 1910-1914) : « 1789, c’est la toilette du condamné ». Maurras rappelle que « le meilleur moyen d’éviter 1793 sera toujours de s’opposer à 1789 ». Il récuse ainsi la théorie, aujourd’hui dominante dans notre société ce qui ne lui donne pas plus de crédibilité pour autant, des deux révolutions antagonistes, celle de 1789, « libérale », et celle de 1793, « radicale », pour n’en voir qu’une seule qui court sur 10 ans avec des formes juste différentes (mais, peut dire Maurras, ne sont-ce pas, en définitive, les mêmes principes et, souvent, les mêmes hommes ?) avant de se poursuivre en dictature napoléonienne. Néanmoins, si Maurras considère la Révolution comme un bloc, cela ne signifie pas exactement qu’il en fasse un bloc « homogène » : il en distingue plusieurs parties, plusieurs éléments, des éléments qui sont liés par une unité profonde, par un ensemble d’idées, toutes issues du même terreau idéologique, celui des Lumières, de l’individualisme, du « monohumanisme » qui ne connaît que l’Homme abstrait et oublie les réalités et les caractères humains. Sa vision dépasse alors les seuls plans proprement historiques ou événementiels pour plonger au cur de « l’idéologique ».
Ainsi, Maurras ne se contente pas de condamner les années révolutionnaires, il remonte au-delà de 1789, jusqu’aux racines mêmes de la Révolution, c’est-à-dire aux Lumières et, même parfois, à la rupture religieuse de la Réforme. Ainsi affirme-t-il, « les révolutions sont faites avant d’éclater ». En cela, il présente la Révolution de 1789 comme l’aboutissement d’un long travail idéologique, « métapolitique » diraient certains, qui a sapé les piliers de la société d’Ancien Régime et, surtout, qui a fait douter le pouvoir monarchique de lui-même.
A l’image de la Bastille, qu’il compare d’ailleurs lui-même à l’Etat, la Monarchie ne s’est pas défendue, elle s’est rendue.
Ainsi la Révolution s’est d’abord fait dans les esprits avant de se faire sur le terrain, et elle se caractérise par une abdication de l’autorité, une abdication « mentale » de l’Etat royal et de ceux censés le servir et le défendre. En parlant des têtes de la Monarchie et de ses corps constitués, au sens figuré comme au sens concret à partir de 1793, Maurras écrit : « Avant d’être tranchées, elles se retranchèrent ; on n’eut pas à les renverser, elles se laissèrent tomber ».
Rousseau est le principal « fauteur de troubles » et Maurras s’en prend plus à lui qu’à Robespierre ou Napoléon : « Rousseau a été, selon nous, la cause « formelle » de la Révolution ; il en a été l’âme et le génie, excitant les petits, stupéfiant et endormant les grands, donnant à l’attaque révolutionnaire des forces, à la défense traditionnelle de la faiblesse ».
Mais il n’épargne pas non plus le roi Louis XVI à qui il reconnaît de nombreux mérites par ailleurs (marine française dominant les mers ; diplomatie conquérante et victoire face à l’Angleterre dans l’affaire américaine ; etc.) : pour Maurras, et en cela il sera rejoint par le républicain devenu nationaliste Charles Péguy, le monarque est « la sensiblerie de Jean-Jacques sur le trône de France ». Du coup, en croyant épargner le sang de ses sujets (erreur fatale, en définitive, en particulier au regard des années qui suivront le 10 août 1792
), Louis XVI se « suicide » par sa faiblesse face à l’émeute et aux menées (et manipulations) des Jacobins : « c’est l’erreur d’un monde », et pas seulement celle d’un homme ou d’une famille. « Avec tous ses mérites, Louis XVI aura été un homme de ce triste temps ; (
) il l’a abrité cette erreur, il l’a vécue et il en a reçu son supplice et sa mort ». Cela n’empêche pas évidemment Maurras de rendre hommage au roi-martyr tous les 21 janvier, à ce roi dont il comprend les raisons sans approuver la « criminelle faiblesse » de Télémaque XVI comme l’a surnommé Jacques Bainville. D’autre part, cela ne signifie pas pour autant que Maurras accable la Monarchie ou qu’il la discrédite, mais il accorde plus de poids à l’institution monarchique qu’à la seule personne du roi : « Ce n’est pas la faute de la royauté. Un prince mal conseillé se corrige. Un roi de France meurt et son fils lui succède. Tant que l’institution monarchique subsiste, l’espoir du salut et de la conservation, des réformes et des progrès, subsiste avec elle. Sans elle, tout finit par être soumis à la même consommation ».
En fait, Maurras est beaucoup plus virulent à l’égard de La Fayette, de Mirabeau et des hommes de la Constituante, fussent-ils royalistes et, même, surtout s’ils le sont : pour lui, ils sont les principaux responsables de 1789 et des dégâts de la Révolution, ce sont des pyromanes dangereux, plus dangereux et plus méprisables que ceux qui vont leur succéder en 1792-93 : « La Constituante de 1789 fut la plus criminelle de toutes nos assemblées, elle se composa des plus grands bandits de l’histoire de France. (
) Les misérables libéraux de 89 ! Ces effrontés bavards, ces pitres ignobles, ces faiseurs de sales Nuées, ces déclarateurs de Droits, ces inventeurs de départements (
) ont été les premiers assassins de notre France ».
Toute la période de 1789 à 1792, période de la Constituante et de la Législative, mais aussi de la Monarchie constitutionnelle, est honnie par Maurras, peut-être trop sévèrement d’ailleurs au regard du contexte délicat et difficile dans lequel se trouvent l’Etat royal et le pays. A tel point que le Comité de salut public de 1793 apparaît presque plus « épargné », si l’on peut dire, par Maurras, cela parce qu’il a défendu et préservé, sous les ordres de Robespierre et de Saint-Just, le territoire de la nation contre l’invasion étrangère
Maurras, d’ailleurs, revendiquera la formule de « Salut public » pour son propre combat politique en expliquant que c’est « une des très rares formules qui aient été significatives. (
) Cette formule », continuait-il, « a suscité tout ce qu’il y a de courageux, d’honorable et de patriotique dans la Révolution française : la résistance à l’étranger ».
En somme, nous retrouvons là le nationalisme fondamental de Maurras qui lui fait dire que « la Révolution n’est avouable qu’aux frontières. Elle a Valmy, Jemmapes, Fleurus, Hohenlinden. Elle a Marengo et Wagram. Mais, en tant que victorieuse de l’étranger, elle n’est pas la Révolution, mais la France, elle est le capital d’énergie, de vaillance, d’intelligence qui a été constitué par la monarchie, que vingt ans de démocratie épuisèrent, que la monarchie reconstitua et que la démocratie épuise de nouveau ». Et il ajoute que « s’il faut à tout prix chercher l’inspiration dans l’histoire de notre grande crise, nous préférons aller à 1793. Après tout, un Danton continue un Henri IV, un Louis XI, un Philippe-Auguste, même s’il les continue misérablement ». En ces temps troublés dont Maurras dénonce la cause, il rappelle qu’il ne faut, malgré la République elle-même qui est la grande fautive, pas oublier que la défense de la Patrie est la chose la plus importante, car c’est sa liberté de nation, son indépendance, qui est la première et la plus précieuse des libertés puisqu’elle, et elle d’abord, permet toutes les autres.
Un autre argument fort de Maurras est la dénonciation de la centralisation abusive qu’elle met en place dès ses commencements et qui rompt avec la sage politique capétienne mais aussi avec la nature fédérative de la Monarchie, compréhensive à l’égard des traditions publiques des provinces. C’est en grande partie ce refus du jacobinisme inscrit dans la nouvelle structure administrative départementale et préfectorale qui a dirigé la réflexion de Maurras vers l’Etat qui garantissait le mieux, au regard de l’histoire comme de sa propre réalité institutionnelle, les libertés locales, c’est-à-dire la Monarchie héréditaire « à la française », à la fois nationale et régionaliste.
Il me semble utile de terminer cet article par le rappel que, contrairement à une idée reçue que Maurice Barrès a contribué à populariser, Charles Maurras ne pense pas comme si la Révolution n’avait pas eu lieu : ce n’est pas la « Révolution-fait » qu’il veut effacer, puisqu’il parle de la nécessité de s’en « accommoder » au regard de son histoire et de sa triste réalité, mais la « Révolution-idée » dont il faut « se dépêtrer » selon ses propres termes. Ce que l’historien François Furet, auteur du célèbre « Repenser la Révolution française », résume ainsi : « Effacer Rousseau, effacer 1789, retrouver un Louis XIV, au terme d’une longue errance, c’est au fond tout l’effort de la raison maurrassienne ». Un effort nécessaire pour rendre à notre pays l’avenir qu’il mérite et aux citoyens les libertés qu’ils espèrent