Depuis quelques années, la France et la Turquie sont en froid, et les tensions entre les deux pays semblent ne pas devoir s’apaiser tout de suite, ce qui ne doit pas nous empêcher de regarder avec attention (et pour en tirer quelques leçons à défaut de profits immédiats…) l’évolution de l’industrie de défense turque : c’est dans L'Opinion du mardi 12 août que Jean-Dominique Merchet s’entretient avec l’expert en armement Marc Chassillan et avec le général Patrick Moyeuvre sur ce qui pourrait servir de modèle à un réarmement militaire mais aussi à la réaffirmation d’une puissance française aujourd’hui bien modeste au regard des enjeux et des défis d’aujourd’hui comme de demain. Précisons que cela, à mes yeux, ne vaut pas quitus pour le régime islamo-conservateur de M. Erdogan dont je ne trouve pas la pratique politique très plaisante, et qui est largement responsable des malheurs des Arméniens, particulièrement de ceux du Haut-Karabagh (l’Artsakh, pour les Arméniens eux-mêmes), désormais minoritaires chez eux et, pour beaucoup, chassés de leurs terres historiques depuis l’automne 2023. Je regrette cette situation, mais les tristes événements de 2023 ont aussi montré que la puissance n’est pas une simple option possible ou superfétatoire mais une nécessité, en particulier pour éviter le pire et protéger nos alliés. Ce que la Turquie a fait a été rendu possible par sa politique de réarmement accéléré et sa puissance de feu, prêtée à ses alliés d’Azerbaïdjan, pour le plus grand malheur des Arméniens…
Ce qu’expliquent les deux intervenants aux lecteurs de L’Opinion, c’est que la montée en puissance de la Turquie sur le plan industrialo-militaire ne doit rien au hasard mais s’avère être le résultat d’une ambition et d’une stratégie toutes deux assumées depuis trois décennies sans coup férir : « Depuis le début des années 1990, la Turquie a mis en place une réglementation très stricte en matière de compensations économiques, qui impose aux industriels étrangers de créer de la valeur ajoutée sur le sol turc. » En somme, une forme de nationalisme économique bien ordonné au nationalisme politique de la Turquie, et permettant à la puissance ottomane d’avoir les moyens de son ambition : d’abord, en reprenant le vocabulaire maurrassien, « faire de la force », et non la montrer ou l’exposer inutilement. Permettre les investissements étrangers sur le sol national tout en gardant la maîtrise de celui-ci, et en tirer le meilleur profit pour le pays, par la production valorisée pour celui-ci : cela nous rappelle, une fois de plus, que la création de richesses est la base de toute économie contemporaine si l’on veut avoir les moyens suffisants pour assumer son rang dans les échanges politiques (et militaires) et pour garantir un modèle social financé par celle-ci, mais que c’est bien le politique qui met en place cette stratégie : « politique d’abord », dans l’ordre des moyens, c’est ce que Maurras n’a cessé de prôner pour la France et que la Turquie applique, mais de façon parfois rude et fort peu respectueuse des libertés civiles (1).
« Ces transferts de savoir-faire, l’excellent tissu national d’universités techniques et la formation d’ingénieurs dans les écoles européennes et nord-américaines a d’abord permis à l’industrie locale de s’émanciper et, désormais de faire la course en tête dans certains domaines, on pense en particulier aux drones. » La matière grise est fondamentale, et la Turquie nous le prouve ici à l’envi : renforcez-la, et vous gagnerez en efficacité, en crédit, en puissance ! Le cas de l’industrie militaire des drones, en particulier, est très significatif, mais n’est pas un fait isolé : « En douze ans, l’industrie turque a développé cinq modèles différents de drones MALE qui sont, aujourd’hui, tous en service et largement exportés. (…) En 2025, la souveraineté est totalement acquise dans le domaine terrestre et des drones. » Ainsi, la Turquie a mobilisé la matière grise pour créer et innover et, par la volonté de l’Etat, en a fait un acteur important de sa propre indépendance nationale, de sa souveraineté, au point de ne rien devoir à personne sans, pour autant, renoncer à faire des alliances techniques ou politiques : n’est-ce pas, en définitive, ce que souhaitent, en France, les nationalistes conséquents, les souverainistes pertinents que sont les royalistes français, de Bertrand Renouvin à François Marcilhac (2) ? Les dirigeants français gagneraient donc à en tirer quelques leçons pour la politique de notre pays, politique aujourd’hui erratique et maladroite mais qu’il s’agit de remettre sur la voie de la puissance, non par impérialisme, mais par nécessité de pérennité et de liberté. L’exemple de la Turquie, aujourd’hui (re)devenue grande puissance de la Méditerranée, montre qu’il n’y a pas de fatalité et qu’un Etat sûr de lui peut « remonter le courant » : « La Turquie change vraiment de dimension : elle développe aujourd’hui un avion de combat de cinquième génération, le Kaan, un porte-avions, un lanceur spatial et un missile balistique hypervéloce Tayfun… Cette spectaculaire montée en puissance de la Turquie n’a qu’un seul équivalent dans le monde, la Corée du Sud. (…) En trente ans, la Turquie est passée d’importateur massif à exportateur performant puisque le pays se place à la dixième place dans le monde avec plus de sept milliards de ventes à l’étranger, en Europe, en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie centrale et du Sud-Est. » Cette montée en puissance dans l’industrie de défense est aussi révélatrice du moment particulier de l’histoire dans lequel nous sommes, peut-être surtout depuis le début des années 2020 : et, au-delà de la question industrielle, elle devrait nous inciter à accélérer un réarmement qui, s’il peut s’avérer inquiétant (mais n’est-ce pas plutôt la situation et les périls qui sont inquiétants ?), n’en est pas moins nécessaire, vital même, pour décourager toute atteinte à l’intégrité territoriale de notre pays et pour répondre fermement à toute intimidation géopolitique qui pourrait viser la France. Réarmer ne signifie pas, pour un pays comme la France, vouloir faire la guerre mais, au contraire, l’éloigner de nos terres et mers, et, si la guerre survenait quand même, pouvoir protéger la France et les Français des périls étrangers et de la perte de liberté nationale, cette liberté qui est la condition première des libertés publiques et privées de tous. « De toutes les libertés humaines, la plus précieuse est l’indépendance de la patrie » (3) : cette citation de Maurras reste, plus que jamais, d’actualité, et même d’une actualité brûlante…
Notes : (1) : La méthode de gouvernement politique de M. Erdogan ne nous semble pas appropriée pour la France : le président turc confond l’autorité (légitime et bienvenue) avec l’autoritarisme qui en est le penchant mauvais ou la sinistre caricature…
(2) : Bertrand Renouvin, dirigeant de la Nouvelle Action Royaliste et ancien candidat royaliste à la présidence de la République (en 1974), représente un courant royaliste très attaché à l’indépendance de la nation française tout en se réclamant d’une lecture gaullienne des institutions et de la diplomatie françaises ; François Marcilhac, quant à lui, s’inscrit dans la tradition maurrassienne et dans la lignée de l’Action française historique, dont il est l’une des plumes majeures à travers ses éditoriaux de la revue d’AF, le Bien commun, et ses livres publiés aux éditions de Flore, maison d’édition de l’AF.
(3) : Charles Maurras, L’Action française, 11 septembre 1915.