Je suis toujours plongé dans les corrections de copies et, justement, celles-ci peuvent être fort révélatrices, au-delà même des connaissances et des réponses des élèves : ainsi, les sujets donnés aux classes de Première sur les questions sociales à l’époque des industrialisations du XIXe-XXe siècles (condition ouvrière, progrès social, urbanisation). A les corriger, je me rends compte combien la réalité ouvrière, largement évoquée dans mes cours et rappelée par les textes proposés pour le traitement des sujets, est devenue « artificielle », si lointaine que les élèves l’abordent de façon parfois trop « scolaire » au risque même de ne pas saisir le sens des textes et d’en oublier de larges éléments, pourtant importants pour la bonne qualité des réponses demandées. « La condition ouvrière » est devenue aussi lointaine que la guerre de 1870 ou, même, que celle de 14-18 malgré les nombreux témoignages valorisés lors de la récente commémoration du 11 novembre. Il faut avouer que les manuels scolaires eux-mêmes participent à cet éloignement en accordant une place de plus en plus minime à cet aspect-là de l’histoire dite contemporaine (qui commence, en France, à 1789), tout comme ils ont purement et simplement éliminé les campagnes et leurs mutations du XIXe dans les documents de Première…
Ce n’est pas la faute des élèves mais cet effacement, pas exactement justifié ni en histoire ni en actualité, est révélateur de la disparition, désormais avérée, de la « classe ouvrière », non pas comme catégorie sociale, mais comme sentiment d’appartenance et d’identité sociales : alors qu’il reste 23 % d’ouvriers (au sein de la population active) dans notre pays, ceux-ci se déterminent plutôt par leurs capacités de consommation que par leur activité professionnelle, à part quelques exceptions notables, en particulier dans les secteurs encore artisanaux ou lorsque leur entreprise et leur emploi sont directement menacés par des licenciements, un « plan social » (si mal nommé…) ou une délocalisation, cela revenant souvent au même, d’ailleurs. Le vieux rêve marxiste de la disparition des classes (« la société sans classes ») se réalise ainsi, non par le communisme final qui devait finir l’histoire humaine, mais par la société de consommation qui ne reconnaît plus que des consommateurs et rapporte tout à cela, comme elle se veut mondiale et insensible (ou presque) aux différences nationales et politiques : plus de classes, plus d’Etats…
En fait, les réalités sociales comme politiques ne cessent d’exister mais c’est souvent la manière de les signifier ou de les valoriser qui leur donne, ou non, une visibilité et une lisibilité. Or, la société de consommation, dont les maîtres mots sont « croissance », « pouvoir d’achat » et « consommation », ne veut voir ces réalités qu’à travers son prisme réducteur, au risque de s’aveugler elle-même sur ce qui l’entoure et la compose, la traverse… Attention à bien me lire : je ne dis pas que la société de consommation ne connaît pas les différences puisque, souvent, il lui arrive d’en jouer pour « vendre plus » (cf les produits qualifiés, parfois à tort, de « traditionnels »…), mais qu’elle ne les reconnaît pas, c’est-à-dire qu’elle leur dénie tout rôle véritable de décision et, éventuellement, d’obstruction dans son cadre propre… En somme, tout ce qui est sur cette terre doit rentrer dans son cadre, dans son mode de vie, ses exigences et ses critères, au point de phagocyter toute contestation et d’en faire, rapidement, un élément de sa propre stratégie, de sa publicité, de sa « mode » : il suffit de constater comment les symboles de la « rébellion » sont souvent devenus des produits de consommation, voire des « icônes » consuméristes, et pas seulement le portrait de Che Guevara…
La crise actuelle va-t-elle remettre en cause ce modèle, cette idéologie du tout-consommation, qui gomme si rapidement, en quelques lignes de communiqué, des centaines d’ouvriers de leur entreprise, considérés comme une « simple variable d’ajustement » ? Et va-t-elle redonner une certaine actualité au concept de « classe ouvrière » compris, là, comme l’idée d’une solidarité, d’une entraide de ceux qui participent, par leurs activités manuelles, à la vie et à la prospérité d’une nation, et qui, au sein et au-delà de leurs professions, s’organisent pour assumer leurs responsabilités politiques ?
Il y a là un nouveau « champ des possibles » qui s’ouvre et que ceux qui s’intéressent à la politique ne peuvent négliger…
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