Sommes-nous encore dans une Europe de pays libres, dotés d'États souverains dans lesquels les peuples, d'une manière ou d'une autre, peuvent se faire entendre et, au moins, respecter ? C'est la question que l'on peut légitimement se poser lorsque l'on lit la fameuse lettre envoyée au gouvernement italien, au coeur de l'été, par l'actuel patron de la Banque Centrale européenne, M. Jean-Claude Trichet, et son successeur annoncé, M. Mario Draghi, lettre qualifiée par le périodique « Challenges » d'« incroyable diktat », et cela à juste titre ! Mais ce courrier est aussi révélateur des fondements idéologiques de cette construction européenne telle qu'elle s'applique aujourd'hui, mais telle qu'elle était déjà dénoncée à la fois par les maurrassiens des années 50-60 et par leur farouche adversaire Pierre Mendès-France, comme le prouve son opposition virulente au Traité de Rome de 1957, qu'il considérait comme un véritable manifeste libéral, au sens économique bien sûr...
Mais il s'agit désormais d'un libéralisme dur, abrupt, qui entend s'imposer sans délicatesse aux États comme aux peuples d'Europe, faisant fi de toute considération politique ou sociale, et dénonçant toute alternative au capitalisme financier qui oserait remettre en cause les « grands principes » de la « gouvernance européenne »...
La lettre des deux banquiers centraux européens est, en elle-même, un « concentré du pire », de ce qui attend nos pays si l'on y prend garde et si les États et les peuples ne réagissent pas aux oukases libérales et à la dépendance à une société de consommation qui vit du principe, en fait destructeur (écologiquement comme socialement), « Consommer pour produire ».
Dans ce courrier, les deux compères exigent du gouvernement italien « une stratégie de réforme globale, profonde et crédible, incluant la libéralisation totale des services publics locaux et des services professionnels (...) via des privatisations de grande ampleur. » : une logique ultralibérale qui ne prend guère en compte les particularités locales ou nationales et qui risque de livrer les services publics locaux à des intérêts privés plus spéculateurs qu'investisseurs... Doit-on rappeler les précédents des sociétés de l'énergie qui, privatisées aujourd'hui, se permettent même d'en appeler aux juges contre les décisions des États qui en sont parfois encore actionnaires ? Le cas de GDF-Suez qui, la semaine dernière, contestait le gel de la hausse des prix du gaz par l'État français et veut faire trancher par les tribunaux ce différent n'est pas qu'inquiétant, il est proprement scandaleux et prouve bien que ces sociétés privatisées n'ont désormais d'autre ambition que de servir d'abord leurs actionnaires : du « service public » à celui des actionnaires, quel est l'intérêt social de cette politique de privatisation ?
Autre point que le courrier aborde : les retraites. Et là non plus, les banquiers centraux ne prennent guère de gants pour « exiger des réformes » : « Il est possible d’intervenir davantage dans le système de retraites, en rendant plus contraignants les critères d’éligibilité aux pensions d’ancienneté et en alignant rapidement l’âge de la retraite des femmes ayant travaillé dans le secteur privé sur celui appliqué aux employées du public, permettant ainsi de faire des économies dès 2012. » En somme, aucune considération sociale, sur la pénibilité du travail ou la situation même des personnes par exemple, n’est envisagée : juste « faire des économies » ! L’économie avant l’humain, l’économie sans le social : voici l’idéologie des dirigeants de la Banque Centrale européenne ! Relisez la phrase citée, elle est d’une brutalité rare, au regard de ses conséquences sociales : rendre « plus contraignants les critères d’éligibilité aux pensions d’ancienneté », cela signifie, entre autres, reculer le plus possible (voire au-delà...) l’âge de départ à la retraite que les dirigeants allemands souhaitent à 67 ans tandis que les financiers de même nationalité évoquent maintenant 69 ans, voire 70 au Royaume-Uni...
Dans le même paragraphe, les tristes sires de la BCE vont encore plus loin, sans doute emportés par leur élan : « Le gouvernement devrait également envisager de réduire de façon significative le coût des emplois publics, en durcissant les règles de renouvellement du personnel et, si nécessaire, en baissant les salaires. » Qu’il faille réduire les coûts des administrations publiques n’est pas en soi choquant mais c’est la manière qui l’est autant qu’elle est dangereuse à plus ou moins long terme : car les banquiers centraux semblent ne trouver comme seule variable d’ajustement que les emplois eux-mêmes et ceux qui les occupent ! Ce n’est pas vraiment d’une réforme des structures et des politiques dont il est question, en fait, mais bien d’une gestion « épuratrice » des emplois publics dont les victimes seraient les salariés eux-mêmes en attendant les conséquences sur les services au public... De plus, la proposition de baisse des salaires montre bien le peu de cas que ces banquiers font des fonctionnaires et des salariés en général, et de leurs conditions de vie !
Par contre, dans cette fameuse lettre, aucune phrase sur la solidarité qu’il serait juste de demander aux plus aisés des contribuables ou aux banques... Aucune trace d’équité sociale ! Cela en est même caricatural ! On se croirait dans une sorte de « lutte des classes » à fronts renversés dans laquelle les « classes possédantes » seraient maîtres du jeu et imposeraient tribut et contraintes aux « perdants », aux « classes inférieures », aux simples travailleurs, tout en dénonçant les « acquis sociaux » des salariés comme des « privilèges insupportables »...
Il est un autre scandale à dénoncer, au-delà de celui de la morgue de ces banquiers centraux et de cette sorte de « dictature économique » imposée par cette oligarchie européenne si méprisante et si méprisable, c’est l’assourdissant silence des partis politiques, en France comme ailleurs (sauf en Italie, bien sûr), face à cette lettre « secrète » pourtant si révélatrice et si « antisociale » : faut-il y voir une gêne des classes politiques à l’égard d’une Europe devenue tellement « obligatoire » à leurs yeux qu’ils sont prêts à tout (« jusqu’au dernier Grec vivant », ironisait un économiste il y a quelques mois...) pour éviter d’en débattre et de remettre en cause ses fondements idéologiques ?
Je n’aurai pas de ces timidités !
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