Les manuels d’histoire sont étrangement discrets sur ce qui peut gêner l’idéologie dominante, et il est très rare de lire une évocation des lois d’Allarde et Le Chapelier de 1791, entre autres, comme il est encore plus rare de trouver une référence à cette autre date tragique de l’histoire sociale, celle de février 1812, inconnue de la plupart des enseignants d’histoire que j’ai rencontrés dans ma vie. Et pourtant ! Elle mériterait des livres, des articles, voire des films, et elle passe totalement inaperçue alors qu’elle me semble l’une des plus significatives de l’ère industrielle européenne, et qu’elle ouvre ce règne dénoncé autant par le républicain Michelet que par le royaliste Bernanos, celui des Machines…
En 1811, alors que l’empire napoléonien domine, pour un temps bref, toute l’Europe continentale, l’Angleterre reste la seule puissance tenant tête à celui qu’elle surnomme « l’Ogre », et cela sur mer comme par l’industrie. Or, c’est le moment durant lequel les patrons du textile anglais équipent leurs usines de métiers à tisser qui, tout en favorisant une production de masse, concurrencent directement les tisserands indépendants des campagnes, les acculant à des horaires fous avant de les ruiner, au profit même d’un patronat qui, en plus, recrute à vil prix une main-d’œuvre issue des populations laborieuses désormais désargentées et dépossédées de leur utilité productive. Cela entraîne alors une véritable révolte contre les machines, détruites par ceux qui se rangent derrière un mystérieux général Ludd et demandent à voir reconnu par la société et l’Etat leur droit à vivre dignement de leur travail. Pour seule réponse, l’Angleterre envoie la troupe et le Parlement va adopter un « Bill » (une loi) punissant de mort ceux qui attentent aux machines : oui, vous avez bien lu, une loi condamnant à la pendaison les « briseurs de machines » ! C’est-à-dire que, à suivre cette loi, une machine de bois et de ferraille vaut plus que la vie d’un homme, ce que dénonce, dans un discours retentissant mais incompris, Lord Byron.
Or, malgré cet aspect que l’on peut humainement qualifier de « terrible » (au sens premier du terme), le règne des Machines ne sera pas entravé en ce XIXe siècle industrialiste, et se fera sous l’impulsion d’un patronat progressiste qui, en France, se fera républicain pour ne plus avoir à répondre de leurs responsabilités devant les corporations et l’État qui, pourtant, ne lui fera guère de remontrances sur ce point et cela quelle que soit sa forme institutionnelle. La « liberté » s’impose mais c’est la liberté de celui qui a les moyens d’acheter de coûteuses machines qui lui seront rentables par l’exploitation des ouvriers qu’il peut mettre derrière, au service exclusif de celles-ci : ce ne sont plus le Travail et l’intérêt des travailleurs qui priment désormais mais le profit que le Financier pourra en tirer, en plus de l’entrepreneur qui achète ces machines pour dégager de confortables bénéfices. Il ne s’agit pas, pour mon compte, de dénoncer les machines en tant que telles ou de méconnaître les progrès techniques et l’utilité qu’elles peuvent avoir, mais de regretter leur « sens » social dans le cadre d’un régime capitaliste qui, en lui-même, est et reste antisocial malgré tous les habillages dont l’on peut essayer de l’affubler : la machine de l’usine reste, encore et toujours, la propriété quasiment exclusive du patron, et l’ouvrier n’en est que le servant, toujours moins valorisé que le « monstre d’acier » qu’il sert…
Nous ne reviendrons pas sur ce qui a été aux XIXe et XXe siècles, simplement parce que ce n’est pas possible : ce qui est fait est fait, et c’est ainsi, même s’il n’est pas interdit de le regretter ! Mais cela ne doit pas empêcher de penser le lendemain, et d’évoquer une autre forme de propriété et d’usage des machines que celle de la propriété privée exclusive. Une « propriété corporative » est-elle possible, au moins dans quelques branches d’activité ? Une propriété qui associerait les ouvriers aux schémas de production et aux bénéfices de l’outil de production ? L’idée mise en avant par le général de Gaulle sous le nom de « participation » n’en était-elle pas une ébauche, vite écartée par son successeur issu de la Banque ?
La difficulté est évidemment que la mondialisation (qui n’est pas la simple internationalisation des échanges, mais bien plutôt l’imposition d’un modèle « à vocation mondiale » né de Franklin et de Ford, comme l’avait pressenti Aldous Huxley dès le début des années 1930) semble être un véritable rouleau compresseur qui ne sait plus s’arrêter, lancée dans une véritable fuite en avant, de plus en plus artificialisante (comme l’intelligence qui, désormais, est appelée à se « déshumaniser » pour mieux se « transhumaniser »…) et conquérante, intrusive et « obligatoire », et apparemment « acceptée », comme une sorte de fatalité, par nos compatriotes (mais moins par ceux-ci que par les autres populations encore aveuglées par les promesses de la modernité et de la société de consommation…) et les plus jeunes générations dépendantes à une Technique dans laquelle elles sont nées.
Là encore, il ne s’agit pas de jeter nos ordinateurs ou toutes ces machines du quotidien qui ont envahi nos maisons et nos écoles, nos rues et nos vies, mais de les maîtriser et de les ordonner, non au seul service des Féodalités financières et économiques contemporaines, mais au service de tous, et de manière mesurée, à la fois humainement et écologiquement : les machines doivent rester de simples moyens, et non nous imposer leur rythme franklinien au profit d’autres que nous et sans respect pour la nature humaine et les cadres nécessaires de la vie en société… Refuser la domination des machines, ce n’est pas refuser leur existence ni leur usage mais rester maîtres de nos propres vies et de nos propres réflexions, au-delà des machines et de leur univers… Il s’agit d’en finir avec la « technodépendance » pour retrouver le sens de notre humaine indépendance, celle qui nous permet de choisir l’honneur et le don de soi plutôt que la rentabilité et l’esclavage. Huxley, Tolkien et Bernanos, mais aussi Michelet à travers ce texte, « Le peuple », que ses propres thuriféraires semblent vouloir oublier et qu’il nous plaît de relire, nous rappellent ce devoir de liberté humaine qui ne se limite pas à « l’individu égal des autres » mais reconnaît l’éminente dignité des personnes à travers leurs particularités et leur pluralité sociale comme intellectuelle et culturelle.