Le libéralisme économique n’est pas forcément corrélé au libéralisme politique compris dans son acception démocratique, et la liberté des affaires n’est pas, loin de là, la liberté des citoyens ou des travailleurs, selon le domaine considéré : les lois libérales de mars et de juin 1791, celles de d’Allarde et Le Chapelier, vantaient la « liberté du travail » tout en écrasant, concrètement, celles des ouvriers et des corps intermédiaires professionnels, les corporations. Mais, aujourd’hui, quelques partisans du libéralisme économique, qui ne jurent que par la liberté des affaires (ou par les affaires tout court), sacrifient purement et simplement l’idée politique de liberté sans que cela ne fasse réagir au-delà de quelques cercles politiques ou humanitaires. Ainsi, David Baverez, dans un article publié ce mercredi 22 juillet dans L’Opinion (journal libéral et européen, et qui s’affiche tel), n’hésite pas à se faire l’allié objectif de la Chine communiste contre les étudiants démocrates de Hong Kong, avec des arguments révélateurs et qui nous renvoient aux pires heures de la Révolution française, pas forcément celles de la Terreur, mais plutôt des lendemains du coup d’État antiroyaliste de Fructidor et de la nouvelle dictature républicaine qui se parait des attributs du plus grand libéralisme économique… (1)
Pour agaçant que puisse paraître le raisonnement de M. Baverez, il mérite d’être reproduit, lu et discuté, voire combattu : « Difficile de bien comprendre la floraison d’avis de décès de Hong Kong parus dans la presse occidentale depuis deux semaines lorsque l’on observe la frénésie habituelle de Nathan Road un samedi après-midi à Kowlon. » Une première remarque vient à l’esprit : la « frénésie » de consommation et de distraction, qui repose sur la tentation permanente et la néophilie consumériste, peut très bien se marier (et sans déjuger la société de consommation elle-même) à la dictature, ici communiste, comme l’a montré, dès le début des années 1930, Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes, qui décrit une société « globalitaire » étrangement ressemblante, à bien y regarder, à l’actuelle République populaire de Chine de Xi Jinping… En fait, Orwell, dans 1984, décrit plutôt l’ancienne Chine maoïste que celle d’aujourd’hui, et c’est aussi sans doute ce qui fait que le globalitarisme contemporain, plus subtil que les tyrannies du XXe siècle, est plus compliqué à combattre et, même, à délégitimer que les anciens totalitarismes abrupts et austères dénoncés par Orwell.
Le libéralisme des affaires n’est pas le libéralisme politique, et Raymond Aron, qui ne voulait pas séparer l’un de l’autre, est aujourd’hui défait par David Baverez : « La réalité est que Hong Kong abandonne partiellement ses libertés politiques pour mieux assurer sa liberté économique. Compromission inacceptable pour l’Occident, compromis nécessaire aux yeux de la communauté d’affaires hongkongaise. » Les affaires valent bien quelques libertés (d’opinion et d’expression en particulier) en moins, semble-t-il, et l’auteur n’a pas un mot, dans toute sa tribune, pour défendre les étudiants et leur combat, ni pour la « démocratie » telle qu’elle existait, héritage colonial britannique, à Hong Kong avant 1997. Le parti-pris, au moins, est clair, et il semble bien que cet avis soit largement partagé dans certains milieux libéraux plus inspirés par Hayek que par Aron ou Tocqueville, ces mêmes milieux qui, hier, soutenaient les dictatures sud-américaines cornaquées par le « Grand frère » de Washington et prônaient un anticommunisme qui n’avait pas que de « bonnes » raisons…
En fait, l’idée de Baverez est que le modèle capitaliste de Hong Kong a influencé le Continent chinois (le « Mainland », suivant le vocabulaire de Baverez) dans les années 2000 et a permis à la République populaire de prospérer, et que, après la crise financière de 2008, ce modèle a dérivé vers une spéculation immobilière néfaste pour la jeunesse de Hong Kong et a perdu sa capacité « d’inventer » un nouveau modèle urbain : si la première proposition (pour l’après-crise de 2008) est juste et avérée, la seconde est moins probante, les villes occidentales n’ayant pas, elles-mêmes, su développer un modèle de métropolisation « verte », et l’on voit mal en quoi Hong Kong aurait pu faire exception au système général de la métropolisation et de ses applications concrètes au sein de l’archipel métropolitain… Mais non, non et non, et au contraire de l’idée précédente émise par Baverez, la Chine ne s’est pas écartée de son idéologie communiste ni de la stratégie de Deng Xiao Ping, ce « petit timonier » bien plus intelligent et efficace que son prédécesseur Mao : pour Deng comme pour ses successeurs, il s’agit de réussir, pour la Chine comme pour son système communiste (fût-il « de marché »), là où Lénine, Staline ou les autres dirigeants marxistes ont échoué en se trompant sur l’ordre de la fin et des moyens…
Mais le libéral Baverez ne veut pas en démordre, l’idéologie libérale passant avant la valorisation des libertés humaines et, d’ailleurs, il ne prend même pas de précautions oratoires quand il évoque ces dernières, reléguées bien après les affaires : « Aujourd’hui, c’est donc plutôt en repensant la manière dont elle peut et doit s’inscrire dans le prochain cycle de croissance chinois que Hong Kong défendra au mieux ses libertés restantes. » Cette phrase, apparemment anodine, est terrifiante d’abandon et de cynisme, car elle semble expliquer que, hors de la Chine communiste (et j’insiste sur « communiste »), telle qu’elle est et pourrait néanmoins être (sans aucune assurance autre que la « foi » de l’auteur…), il n’y a pas d’avenir pour Hong Kong et encore moins pour les Hongkongais. Autre remarque : hors de l’économie, ou des affaires, point de salut pour les libertés dites « restantes », selon David Baverez ! Comme si l’économie primait sur tout, et que les hommes ne vivaient que de croissance économique et de « consommation sans fin » (le mot « fin » pouvant ici être compris aux deux sens du terme…) ! En fait, on peut à nouveau reconnaître à l’auteur une grande franchise et cela nous démontre, a contrario, tout l’intérêt de ne pas laisser l’économie ou les seuls intérêts financiers ordonner le monde et nos vies, et toute l’importance de penser les libertés en termes de politique, tout en rendant à l’État (et nous parlons là de la France qui n’a pas vocation à devenir Hong Kong ou à céder aux sirènes du libéralisme sans limites) les moyens de sa politique et ses raisons d’être, celles du service de l’ensemble et des parties de la nation, indépendamment des jeux d’argent et des idéologies anthropophages…
Notes : (1) : Le coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797) a été perpétré par trois des cinq directeurs pour empêcher les royalistes, devenus démocratiquement majoritaires dans les deux Conseils (assemblées) du Directoire, d’accéder au pouvoir et de rétablir légalement la Monarchie royale. Désormais, la République ne peut plus se passer de l’armée pour exister tandis que le Pouvoir du Directoire n’apparaît plus que comme la propriété des nouveaux riches soucieux de conserver leurs acquis issus de la vente des Biens du clergé (dits « Biens nationaux ») au début des années 1790… C’est le triomphe d’une bourgeoisie urbaine et libérale, « révolutionnaire mais pas trop » et conservatrice d’elle-même, ne reculant devant aucune illégalité pour maintenir son train de vie et ses prérogatives…