En ces temps étranges et plutôt moroses, la littérature reste souvent un refuge, non pour seulement s’évader des contrariétés du moment, mais pour penser au-delà des mots d’ordre du « politiquement correct » et des injonctions du conformisme moralisateur toujours en recherche de sorcières à brûler… Et c’est ainsi que je relis les romans « chouanniques » de Barbey d’Aurevilly et de Jean de La Varende, tout en les complétant par les études historiques sur ce même sujet des chouanneries, signées de Roger Dupuy, de G. Lenôtre, d’Anne Bernet ou encore de Jean Guillot. Mais le roman n’est pas qu’une histoire, c’est aussi un merveilleux révélateur des temps évoqués et des cadres anciens, parfois effacés de nos mémoires autant que des paysages : ainsi, dans les premières pages de « L’ensorcelée », Barbey d’Aurevilly, ce royaliste nostalgique hanté par le tragique, décrit-il la lande de Lessay comme le témoin d’un monde condamné à disparaître sous la grande marée du progrès et de l’industrialisation. Et ses lignes presque désespérées, souvent passées inaperçues et peu citées par les critiques littéraires, me paraissent porter en elles un message qui ne peut laisser indifférent le vieux royaliste sensible à la préservation de la nature et de ses rythmes et aspects que je suis.
« (Les landes) sont comme les lambeaux, laissés sur le sol, d’une poésie primitive et sauvage que la main et la herse de l’homme ont déchirée. Haillons sacrés qui disparaîtront au premier jour sous le souffle de l’industrialisme moderne ; car notre époque, grossièrement matérialiste et utilitaire, a pour prétention de faire disparaître toute espèce de friche et de broussailles aussi bien du globe que de l’âme humaine. Asservie aux idées de rapport, la société, cette vieille ménagère qui n’a plus de jeune que ses besoins et qui radote de ses lumières, ne comprend pas plus les divines ignorances de l’esprit, cette poésie de l’âme qu’elle veut échanger contre de malheureuses connaissances toujours incomplètes, qu’elle n’admet la poésie des yeux, cachée et visible sous l’apparente inutilité des choses. » La condamnation de ce que deviendra l’industrialisation en France, après ses ravages commis en Angleterre sur les paysages comme sur les hommes et les corps ouvriers, ne se limite donc pas à celle de l’asservissement technique des populations productives mais s’inquiète des effets sur les esprits et les âmes, dans un mouvement qui préfigure celui, plus encoléré encore, de Georges Bernanos dans ses essais publiés sous les titres de « La France contre les robots » et de « La liberté, pour quoi faire ? », entre autres. Ce message, pour nostalgique qu’il apparaisse, est-il si inactuel que cela ? L’asséchement des marais ; la disparition des friches devant la conquête de l’agriculture productiviste, de plus en plus éloignée des rythmes climatiques et végétaux ; l’artificialisation de ces landes souvent liée à l’urbanisation des littoraux puis à la rurbanisation contemporaine : tout cela s’est fait en même temps que le déracinement des populations, destinées alors à devenir des masses de consommateurs plutôt que des êtres enracinés, ou, dans le temps de la IIIe République, à se réduire à des citoyens-soldats dont le droit de vote, pouvoir nécessaire mais mal ordonné (trop souvent pour des raisons liées à la structure parlementariste de la République quand il aurait fallu privilégier la proximité et la « fédération », au sens a-centralisateur du terme), obligeait aussi à l’acceptation (bien peu volontaire, en fait) de « porter la besace et le fusil », ce que le pourtant républicain Anatole France ne pardonnait pas à la Révolution française, retrouvant ainsi le sentiment des premiers chouans et des Vendéens de 1793…
Quand Barbey écrivait « L’ensorcelée », le Second Empire déployait ses ailes, et le Progrès semblait y trouver son compte, Haussmann et les frères Pereire interprétant celui-ci comme la victoire de l’ordre urbain et bourgeois, fort peu sensible aux friches inutiles, aux broussailles sauvages et à la poésie des paysages naturels comme à celle des rêveurs de plume… Le matérialisme s’engageait dans une marche qui semblait devoir être triomphante et incontestée, si ce n’est par quelques partisans de l’ancien Ordre des choses et des âmes : Barbey était de ces derniers, et ce « chouan du cygne » jetait son désespoir à travers les pages de ses romans. Et pourtant, cette nostalgie n’est-elle pas, aujourd’hui, la source de quelque belle espérance, non d’un improbable retour en arrière mais d’une rupture avec le sens obligatoire de l’Histoire que le XIXe siècle semblait avoir préparé et imposé en attendant ce XXe siècle qui fut surtout celui des impasses ?
« Pour peu que cet effroyable mouvement de la pensée moderne continue, nous n’aurons plus, dans quelques années, un pauvre bout de lande où l’imagination puisse poser son pied pour rêver, comme le héron sur une de ses pattes. Alors, sous ce règne de l’épais génie des aises physiques qu’on prend pour de la Civilisation et du Progrès, il n’y aura ni ruines, ni mendiants, ni terres vagues, ni superstitions comme celles qui vont faire le sujet de cette histoire (…). » Et Barbey engage sa plume dans une histoire tragique qui, fatalement, semble mal terminer, quand, pourtant, elle peut ouvrir de multiples champs de réflexion sur la nature même de l’humanité et de ce qu’il faut, absolument, sauvegarder en elle : cela impose, sans doute, de réfléchir à cette société de consommation (« ce règne de l’épais génie des aises physiques », est-ce donc cela ?) qui est la nôtre sans que nous ne nous résignions à en accepter la domination, cette société que, en définitive, nous pourrions appeler « dissociété » à la suite du philosophe Marcel de Corte…
Le désespoir de Barbey mérite l’attention, et je ne suis pas insensible aux couleurs de la nostalgie et à ses accents, en particulier en cette veille d’automne qui s’annonce rude, autant sur le plan social que politique, voire géopolitique… Mais la nostalgie ne peut fonder une politique, même si elle peut, parfois, nous rassurer : « notre enfance » et « le temps jadis » nous font souvent un matelas confortable de souvenirs et de sensations sur lequel nous aimons nous étendre, mais nous pourrions, si nous prenions garde, nous endormir sans même l’espoir d’un réveil princier ! Bernanos complète Barbey en nous rappelant que le désespoir se doit d’être surmonté, et qu’alors, il devient ce moteur de notre action politique que l’on nomme l’espérance. Cette espérance qui nous fait un devoir de poursuivre, inlassablement, ce combat royaliste destiné à rendre à la France un État digne de ce nom et de son histoire, et de rendre à notre société les rêves que la modernité a cru pouvoir remplacer éternellement par l’avidité consumériste…
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