L’Union européenne a été construite comme une vaste zone de libre-échange, un super-marché de consommateurs, et elle n’a pas conçu de stratégie industrielle globale, pas plus que de stratégie géopolitique comme le faisait remarquer un article récent de Renaud Girard sur lequel il nous faudra revenir. Ce qui ne signifie pas que certains n’en ont pas eu l’intention, comme l’actuel commissaire Thierry Breton très actif sur ce sujet. Mais, s’il n’est pas trop tard, il est bien tard ! Et il faudrait se poser la question de sa finalité et de son opportunité dans une mondialisation qui nécessiterait plutôt le renforcement des Etats souverains déjà existants, seuls susceptibles d’envisager le long terme et de résister efficacement, s’ils en ont la volonté incarnée dans des institutions enracinées, aux grandes féodalités financières et économiques. Dans son propos sur « l’absence de stratégie industrielle » de l’UE, M. Christian Saint-Étienne s’appuie sur la question automobile et sur les nouvelles orientations qui se prétendent écologiques pour mieux cacher la misère, en somme, de cette Union européenne qui a tendance à suivre les modes plutôt qu’à les susciter ou à les orienter…
« Si l’Europe stratégique existait, elle élaborerait les normes de batteries totalement recyclables devant être opérationnelles dès 2025 avant de favoriser la circulation des véhicules électriques », ce qui paraît le plus logique et surtout comme le meilleur moyen d’éviter un effondrement des entreprises automobiles des pays européens et de la France en particulier, tout en empêchant des puissances industrielles comme la Chine de s’imposer dans le domaine des véhicules non-thermiques. La précipitation, sur cette question comme sur d’autres, est, plus encore qu’un défaut, une véritable faute, et pas seulement stratégique. C’est pourtant la précipitation motivée par l’idéologie qui, une fois de plus, définit l’actuelle politique de l’Union européenne : « (…) L’Europe veut se voir belle en son miroir écologique en interdisant la vente des moteurs thermiques dès 2035, ce qui veut dire, en termes de stratégie industrielle, dès 2025, au risque d’augmenter la pollution globale engendrée par l’automobile, sans parler de la perte d’autonomie stratégique. » La France peut-elle alors rester sans réagir ? Peut-elle proposer une politique alternative sans renoncer à la motivation écologique ni sacrifier sa filière automobile ? Si la réponse à la première question se doit d’être négative, celle à la seconde peut être positive.
La France doit rappeler à l’Union européenne et à ses partenaires que la question automobile doit être étudiée sous trois aspects : l’écologique, l’industriel, le social, et que l’un ne doit pas éliminer (ou dévaloriser) les autres, même s’il peut y avoir une « inégalité protectrice » entre eux, au regard des enjeux et des situations. C’est d’ailleurs tout l’intérêt d’une stratégie industrielle digne de ce nom de concilier les trois dans une dynamique d’ensemble pour que son efficacité soit réelle et utile pour la nation française comme pour l’ensemble européen à laquelle elle appartient.
Dans le cas de l’automobile, au-delà de la stratégie industrielle européenne que M. Christian Saint-Étienne appelle de ses vœux, il paraît nécessaire de refaire d’abord une stratégie française qui, une fois définie, réfléchie et actée, pourra entraîner les autres pays ou, du moins, permettra une discussion en position de force de la France au sein des institutions européennes : attendre une hypothétique stratégie européenne qui n’a jamais, pour l’heure, prouvé son existence comme l’a dit précédemment l’économiste, serait lâcher la proie pour l’ombre, d’autant plus que l’Allemagne, elle, a conservé une production industrielle forte et indépendante, et qu’elle privilégie d’abord ses intérêts avant que de se penser « européenne ». Mais cette stratégie française, qui doit assurer une transition écologique vers un mode de circulation moins carbonée (ce qui est éminemment souhaitable) sans casser l’effort de recherche d’efficacité énergétique entrepris autour des énergies fossiles (« rouler plus loin avec moins de matière première », dans une perspective de sobriété énergétique et de moindre pollution, à défaut de pouvoir supprimer complètement celle-ci), ne doit pas être non plus pensée à la seule échelle européenne (je parle là de l’Union européenne), car ce serait limiter ses effets et s’empêcher d’envisager des alliances ou des ensembles politiques futurs encore inédits.
Une « souveraineté industrielle » française n’est possible que si sa stratégie vise à « faire de la force », et si c’est l’État, dans une dynamique néo-colbertiste (mais non-étatiste), qui la mène, et cela en s’inscrivant, non dans la seule immédiateté (ou « temps court »), mais dans la durée et la continuité d’une politique enracinée. A ses débuts, et dans la ligne d’une stratégie plus globale dont l’esquisse remontait aux années 1936-1946, la Cinquième République avait engagé cette stratégie du long terme dans une posture toute capétienne que, malheureusement, les pouvoirs politiques des années 1970 et suivantes allaient s’acharner à défaire au nom ou au profit revendiqué d’une construction européenne pourtant peu probante. Sans doute est-il temps de remettre les choses à l’endroit !
(à suivre)