Il y a quelques jours, lors de la cérémonie de remise des diplômes, une poignée d’étudiants d’AgroTech Paris a bousculé, un peu, la traditionnelle litanie conformiste (mais tout à fait honorable) des remerciements et louanges propre à ce type d’événements : leurs discours s’en sont pris au modèle de société dominant avec des mots qui ont pu agacer parfois mais qui, en grande partie, n’en disent pas moins vrai sur ce que sont les fondements et les effets de celui-ci. Bien sûr, l’on pourra hausser les épaules en expliquant que ces jeunes reproduisent des gestes et un propos qui avaient déjà cours (le côté « inclusif » en moins) dans la suite de Mai 68, et que, une fois le coup d’éclat passé et la jeunesse rangée, ces étudiants reprendront la voie toute tracée qui devrait les mener à la reconnaissance sociale et aux revenus afférents… Dieu merci, pourtant, tout le monde ne s’appelle pas Cohn-Bendit et n’est pas condamné à finir en électeur « libéral-démocrate » ! Et j’avoue que le sort futur de ces révoltés du moment n’est pas mon principal objet de réflexion ou de ressentiment : m’importe beaucoup plus ce qu’ils ont dit, et ce qui mérite d’être discuté et, parfois, approfondi ou contesté.
« Nous ne voyons pas les ravages écologiques et sociaux comme des « enjeux » ou des « défis » auxquels nous devrions trouver des « solutions » en tant qu’ingénieurs. Nous ne croyons pas que nous avons besoin de « toutes les agricultures ». Nous voyons plutôt que l’agro-industrie mène une guerre au vivant et à la paysannerie partout sur terre. » Ces quelques mots prononcés d’une voix ferme et décidée sont-ils faux ? Je ne le pense pas, par expérience et par conviction, l’une pouvant largement entraîner l’autre. Reprenons et commentons, phrase après phrase :
1/ Notre société de consommation est aussi une société de gaspillage, autant par ses effets que par ses principes eux-mêmes : à cela plusieurs raisons, qu’il convient au moins de citer. La logique de ce système est de « consommer pour produire », à rebours de ce qu’était la logique ancienne où l’on produisait pour consommer (se nourrir, se vêtir, se loger) et que le temps « hors-travail » n’était pas seulement un temps des « loisirs marchandisés » mais celui de l’esprit, de la transmission, de la famille, de la fête, etc., temps dans lequel l’argent n’avait alors qu’une place minime (en tout cas, beaucoup moins importante que celle d’aujourd’hui). A partir du moment où la consommation d’autrui devient déterminante pour les producteurs au point d’assurer leur survie et leurs profits, ces derniers vont tout faire pour susciter le désir de consommation et d’achat de leurs produits, même si leur utilité publique ou leur qualité n’est pas totalement avérée. Dans cette démarche, c’est généralement la quantité qui prime, et non la qualité réduite à un critère souvent moins important que le prix affiché. En somme, « la fin justifie les moyens », ce qu’interdisaient jadis les corporations pour lesquelles la qualité du travail allait de pair avec la protection des travailleurs, ces deux éléments étant désormais souvent négligés (au moins durant le temps de l’industrialisation et de l’établissement de la société de consommation, voire au-delà comme dans nos pays dits développés aujourd’hui). L’obsolescence programmée, la multiplication de « l’inutile » et celle des déchets que nos pays, généreusement (sic !), envoient dans les nations du Sud tout en se vantant du tri sélectif et d’une moindre pollution ici (quelle hypocrisie !) remplacent trop souvent le réparable, le recyclable et le partage (y compris intergénérationnel par le biais de l’héritage) qui pourraient, si on appliquait vraiment ces trois éléments à notre propre mode de consommation, permettre de limiter les effets de celle-ci comme de la production sur l’environnement, les ressources et la qualité de vie. Est-ce seulement ou simplement « anticapitaliste » de valoriser ces propositions ? Ce qui est certain, c’est que les simples mesures d’adaptation (baptisées « développement durable ») de la société de consommation aux nouvelles conditions environnementales et climatiques créées par les changements liés au développement et à l’affirmation pleine et entière de l’Anthropocène, ne sont pas suffisantes pour assurer la pérennité sur le long terme de la vie humaine et de ses équilibres nécessaires, et qu’elles ne répondent pas vraiment aux exigences de l’aujourd’hui comme du lendemain, de plus en plus lourdes : le poids de ce que les économistes baptisent « la dette environnementale » croît tout aussi vite que celui de notre dette publique, cette dernière passée de 100 à 113 % du PIB en moins de deux ans… L’absence actuelle de mode de calcul probant de cette dette environnementale n’en rend pas moins inquiétante son aggravation qui, si elle ne se mesure pas encore en chiffres reconnus ou crédités par les instances économiques mondiales, n’en est pas moins bien réelle et de plus en plus ressentie (à défaut d’être comprise) par les populations elles-mêmes. Il faut bien avouer que les sécheresses à répétition, les incendies de forêts et de landes en France et les « mégafeux » d’Amérique du Nord, les dômes de chaleur au Canada l’été dernier et ceux d’Inde et du Pakistan ces dernières semaines, les pénuries de matières premières (minières comme agricoles) et l’épuisement des ressources (même celles considérées jusqu’alors comme « renouvelables » : ainsi les ressources halieutiques, la disparition des bancs de morue au début des années 1990 et celle du krill, pourtant à la base des pyramides de la faune océanique, et qui se traduit, pour cette dernière, par l’échouage de cétacés morts de faim sur nos côtes…) forment le fond et la forme d’une inquiétude que certains transforment, en leur jargon médical, en « éco-anxiété ».
Au-delà des solutions d’urgence environnementales, c’est bien tout un système de pensée et de pratique économique (que les royalistes désignent parfois sous le terme de « consommatorisme ») qu’il faut remettre en cause pour mieux remettre en ordre nos sociétés aujourd’hui angoissées face à la perspective de réfrigérateurs moins remplis qu’avant, conséquence de catastrophes climatiques annoncées et de productions agricoles moins florissantes qu’hier, selon la doxa officielle. Mais, pourtant, la FAO ne disait-elle pas, il y a quelques années, que l’agriculture mondiale produisait de quoi nourrir 12 milliards de personnes quand, dans le même temps, la planète ne compte « que » 7,8 milliards de terriens aujourd’hui, et que, dans la décennie passée, le nombre de sous-alimentés oscillait entre 800 millions et plus d’un milliard ? Cela démontre bien que la question alimentaire mondiale, en particulier dans son aspect le plus sombre (le nombre de décès directement liés à la faim dépasserait les 8 millions par an, avec de fortes craintes d’une aggravation en 2022), n’est pas seulement une question de quantité produite mais de sa répartition et de son usage après production, selon la logique capitaliste du libre marché : c’est là, le vrai scandale, et qui se marque par la destruction de stocks importants de nourriture ! « Mais c’est pour éviter l’effondrement des prix, voyons ! », nous explique-t-on doctement, alors même que, déjà, nos propres producteurs n’arrivent pas à vendre le fruit de leur travail à un prix leur permettant de vivre quand, dans le même temps, la Grande distribution rivalise de prix bas, « cassés », « compétitifs », semblant privilégier le seul pouvoir d’achat des consommateurs au détriment du prix de vente des agriculteurs nationaux (souvent en achetant les mêmes produits dans des pays lointains dans lesquels le coût du travail est aussi bas que les normes environnementales peu respectées : sinistre « miracle » de la mondialisation…), mais que cette même Distribution engrange des bénéfices qui ne sont pas mineurs… : cherchez alors l’erreur, et vous trouverez la logique terrible d’un système cynique qui est celui, justement, que les jeunes contestataires d’AgroTech Paris dénoncent !
Il est donc aisé de comprendre pourquoi ce ne sont plus des « défis » seulement économiques qu’il faut relever si l’on veut remettre un peu d’ordre et de justice sociale en ce bas monde, et permettre une meilleure préservation, ne serait-ce que pour les générations futures, des paysages et de leurs richesses, sur et sous la terre, dans la mer et dans les airs. « On a raison de se révolter », proclamait le titre du livre de discussions publié en 1974 pour financer le lancement du quotidien maoïste (!) Libération, et Maurice Clavel, ce catholique exigeant, « gaullo-gauchiste » et proche des royalistes de la Nouvelle Action Française, en appelait à « un soulèvement de la vie » : alors, pourquoi ne pas entendre ces jeunes contestataires de 2022, non pour les encenser, mais pour mener la réflexion avec eux, sans tabou ni concessions ?
Post-scriptum : Pour éviter tout malentendu, je tiens à rappeler que je ne suis pas « gauchiste » et que, comme tout royaliste soucieux de l’avenir du pays qui ne se limite pas à la prochaine échéance électorale, je considère qu’il importe d’être attentif aux inquiétudes et aux espérances, fussent-elles « trompeuses », de ces jeunes « Français actifs » qui cherchent à changer les choses dans un sens meilleur que celui que notre République et la mondialisation libérale-capitaliste nous réservent et font subir à notre nation et, au-delà, à la civilisation française « historique »…
(à suivre : 2/ ; 3/ Peut-on accepter toutes les agricultures ? Quel modèle d’agriculture pour demain ?)