Dans un précédent article, je dénonçais l’hubris capitalistique de M. Tavares et des rémunérations peu raisonnables au regard de la décence sociale. Mais, que faire face à ces excès qui semblent devenus si naturels que l’on en oublie parfois ce que devraient être la mesure et, au-delà, la justice sociales ? Plutôt que d’évoquer, à nouveau, la politique d’État possible face à cette situation, il me semble intéressant, cette fois-ci, de regarder ce que les grandes entreprises elles-mêmes peuvent faire pour remettre un peu de social dans l’économie : le cas de Michelin peut servir d’exemple utile et inciter à réfléchir à un « autre modèle »…
Certains, à la lecture des lignes précédentes (cf article précédent sur l’indécence sociale), hausseront les épaules et me taxeront peut-être d’utopiste (version sympathique) ou de démagogue (version classique), voire de dangereux gauchiste (version stupide). Et pourtant ! Si M. Tavares est le symbole d’une indécence sociale qu’il convient de dénoncer, sans doute parce qu’il représente et incarne le capitalisme dans ce qu’il peut avoir de plus odieux (1), il est des patrons qui n’ont pas son cynisme et son avidité, preuve s’il en faut que c’est un système idéologique et son esprit dominant qu’il faut combattre et non les chefs d’entreprise ou les cadres de celle-ci qui n’en sont, trop souvent (mais pas toujours, heureusement !), que le reflet ou les exécutants rendus dociles par l’intérêt ou la peur de ne plus valoir (ou paraître ?) aux yeux de la société contemporaine. Désavouer cette idéologie du capitalisme libéral sans limites ni devoirs et préparer une alternative crédible sur le plan économique et social en s’appuyant sur « les hommes de bonne volonté » tout en travaillant à l’instaurer par le moyen du politique (2), c’est évidemment nécessaire, et toutes les attitudes et initiatives qui améliorent les conditions de travail et de vie des salariés (mais aussi des travailleurs indépendants, bien sûr) sont bienvenues et à valoriser, même au sein du système actuel. Ainsi, les propos récents du patron de Michelin (3) en sont une bonne et bienheureuse illustration, véritable contrepied à la pratique de M. Tavares, et sont la preuve qu’il n’y a pas de fatalité sociale lorsque des valeurs supérieures à celles de l’argent animent les dirigeants industriels.
« Nous vivons dans un environnement turbulent. Nous passons d’un monde à l’autre, industriel à postindustriel (…). Face aux bouleversements de la société, à la question de la rémunération du travail, structurellement insuffisante, (…) les entreprises ont un rôle à jouer. Les gens qui travaillent doivent pouvoir vivre correctement de leur salaire. Il faut qu’ils puissent se projeter, sortir de la survie. (3) » Cette réaction du patron de Michelin à la smicardisation progressive (et éminemment inquiétante car elle témoigne de l’érosion de la valeur attribuée aux travailleurs et au travail lui-même par rapport à la finance et à ses jeux et stratégies) de notre pays est particulièrement intéressante et s’inscrit dans la logique d’une « économie au service des hommes et non l’inverse » telle que l’évoquait le pape Jean-Paul II dans son encyclique sur le travail et que la défendaient les catholiques et royalistes sociaux des temps de l’industrialisation. C’est aussi notre logique et notre combat contemporains pour la faire reconnaître et advenir, malgré l’idéologie franklinienne dominante…
Le salaire décent valorisé par M. Menegaux (salaire digne et juste, pour mieux préciser les choses) doit « permettre à une famille de quatre personnes, deux adultes et deux enfants, de se nourrir, mais aussi de se loger, de se soigner, d’assurer les études des enfants, de se constituer une épargne, d’envisager des loisirs et des vacances. » N’est-ce pas un bon résumé de ce qui devrait être assuré à tous, et pas seulement en France, et que souhaitait ardemment La Tour du Pin (1) ? Mais, à entendre certaines réactions agacées des libéraux de tout crin aux propos du patron de Michelin (4), c’est un véritable scandale, d’autant plus qu’il émane d’un patron d’une grande entreprise : mais ne sont-ce pas ces libéraux qui, par leurs offuscations, raniment ou entretiennent une sorte de lutte des classes (riches possédants façon Tavares contre producteurs de base salariés) que, par ailleurs, ils considèrent comme obsolète ou dangereuse ? Or, dans cette affaire, c’est bien du côté de M. Menegaux qu’il faut chercher la mesure et la justice sociale, celles qui ont manquées aux révolutionnaires de 1791 (5) et aux idéologues capitalistes du XIXe siècle : « Si notre activité économique se réalise au détriment du salaire décent, c’est que nous n’avons pas rempli notre mission. La performance de l’entreprise ne doit pas se construire sur la misère sociale » (3). La décence sociale pour tous, en somme, contre l’indécence sociale, en haut, de quelques uns…
Illustration ci-dessus trouvée sur la toile, sur le site de Famille Chrétienne.
Notes : (1) : Le capitalisme est odieux et absolument condamnable quand il oublie la fameuse formule du penseur royaliste La Tour du Pin : « Le travail n’a pas pour but la production des richesses, mais la sustentation de l’homme, et la condition essentielle d’un bon régime du travail est de fournir en suffisance d’abord au travailleur, puis à toute la société, les biens utiles à la vie. » En replaçant les personnes avant les profits, La Tour du Pin remet ainsi la société à l’endroit : il est fort dommage que cette citation soit si peu évoquée et, sans doute, si peu connue…
(2) : En cette occasion, il n’est pas inutile de rappeler tout l’intérêt du « Politique d’abord » évoqué par Maurras, en soulignant qu’il s’agit, non de dire que « tout est politique » (ce qui est le propre de toute pensée totalitaire, en somme), mais de reconnaître que c’est le moyen politique et son affirmation face à l’économique qui peuvent permettre de pérenniser une stratégie sociale digne de ce nom et privilégiant les hommes et leur société d’appartenance (dans toutes ses dimensions) plutôt que les individualismes égoïstes et souvent déconstructeurs.
(3) : Entretien avec Florent Menegaux, président du groupe Michelin, publié dans Le Parisien, jeudi 18 avril 2024.
(4) : L’économiste libéral Jean-Marc Daniel, dans l’émission de Nicolas Doze les experts (sur BFM Business) du jeudi 18 avril, a mené une charge terrible et fort injuste contre les affirmations de M. Menegaux, y voyant même un danger pour l’économie toute entière… En somme, « cachez ce souci social que je ne saurai voir » ! Triste, et tellement révélateur de cette idéologie libérale si peu sociale qui domine dans les milieux dirigeants occidentaux (entre autres)…
(5) : 1791, l’année maudite pour les travailleurs français : les lois d’Allarde et Le Chapelier de mars et de juin ont été écrites et validées au nom de la fameuse « liberté du travail » (si mal nommée, en fait) et que Maurras moquait en la surnommant, au regard de ses intentions comme de ses applications, « la liberté pour le travailleur de mourir de faim », le travail étant devenu le jouet du possédant (financier ou industriel) doté de capitaux quand l’ouvrier n’avait plus de « métier » en tant que tel, mais juste sa force de travail à louer, celle de ses bras, en espérant en tirer un prix lui permettant tout juste de survivre dans un monde industriel et urbain pourtant de plus en plus riche, mais surtout, alors, de plus en plus injuste…
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