Cela fait quelques semaines déjà que les agriculteurs français sont rentrés dans leurs fermes et qu’ils ont repris le chemin des champs et des granges. Mais la question paysanne reste bien là, posée à notre société, à notre pays, pour notre avenir : la réponse reste encore largement en suspens, et il n’est pas certain que la République soit la mieux placée pour apporter la meilleure qui soit pour le monde paysan français…
La révolte paysanne de cet hiver était indéniablement une révolte sociale mais elle était aussi plus que cela comme le laisse entendre le titre judicieux du 1 hebdo de la fin janvier : « Cette France qui ne veut pas mourir ». Cri de colère, la révolte paysanne est aussi un cri de douleur et, d’une certaine manière, de désespoir comme de résistance à un prétendu sens de l’histoire auquel les libéraux semblent croire plus encore qu’à leurs propres principes et qui, en définitive, n’est rien d’autre que l’alibi de la démission généralisée devant une fatalité acceptée (1) malgré son illégitimité. « C’est une colère qui vient de loin. Nourrie par la conviction ancestrale qu’être paysan n’est pas un métier comme les autres », rappelle avec raison Éric Fottorino (2). « Etre paysan, c’est incarner un pays, être garant de ses paysages. C’est accomplir à travers les travaux et les jours une fonction vitale : nourrir les humains pour les empêcher de mourir. C’est aussi rendre les espaces vivants, et vivables. Dessiner ce que Fernand Braudel appelait « l’identité de la France ». » En quelques lignes, cette définition du paysan et de son rôle fondateur dans l’histoire des sociétés comme de la France et de sa civilisation, enracinée dans la terre comme dans le temps, permet de comprendre tous les enjeux des luttes paysannes actuelles (3) et, mieux encore, d’en saisir la portée comme l’éminente nécessité pour qui aime la France et lui espère un destin le meilleur possible.
A bien lire les manuels d’histoire comme de géographie en lycée, les campagnes et leurs habitants producteurs (mais pas que, justement) sont les grands oubliés ou, pire, les grands sacrifiés, si l’on excepte quelques pages sur les espaces productifs agricoles ou sur le monde rural à la veille de la Révolution française, et désormais peu d’élèves savent dire, concrètement, ce qu’est un paysan. Le terme, d’ailleurs, a souvent laissé la place à ceux d’agriculteurs ou d’exploitants agricoles, ce dernier réduisant ainsi cette catégorie sociale au seul domaine économique, aveu terrible de la prédominance idéologique d’icelui sur toute autre considération, politique comme sociale. Or, en effaçant les paysans de l’éducation nationale (mais ils ne sont pas les seuls à être effacés ou marginalisés : les ouvriers, eux aussi, connaissent cette invisibilisation médiatique et scolaire), c’est bien « l’identité de la France » que l’on tend à exclure du champ de vision intellectuelle et à déraciner. La Cause paysanne est aussi un combat des racines, et le philosophe Robert Redeker comme l’historien, Pierre Vermeren l’ont bien saisi (4) : « La crise agricole n’est pas seulement la crise de l’économie agricole, elle est surtout, à l’instar de la crise de l’école, une crise de civilisation. L’école et l’agriculture stationnent au fondement de la société. Elles assurent sa continuation : transmission de la culture, pour l’école, transmission de la vie biologique, pour l’agriculture. Mais, transmettant la vie, l’agriculture, comme l’école, transmet en même temps des valeurs, une idée de la France, une âme collective. (5) » Autant de raisons qui méritent une forte mobilisation des royalistes, là aussi ! La transmission est la condition même de la survie et de la vie pleine et entière de la nation historique : une transmission empirique qui ne néglige pas de tirer des leçons de ce qui a été et de ce qui est, pour préparer le lendemain, non dans la nostalgie (parfois sympathique, mais peu politique et souvent vaine), mais dans la prise en compte des nécessités et de la continuité française, ce que Maurras a résumé en une double formule simple et forte, « Tradition veut dire transmission. La vraie tradition est critique » (6).
Néanmoins, se pose la question du « Que faire ? » pour la Cause paysanne : les quelques promesses et mesures présidentielles et gouvernementales ne sont que de piètres et fort illusoires réponses, et il suffit de constater que, par exemple, les traités de libre-échange qui, fort mal équilibrés, mettent à mal les différents secteurs de la production agricole française, continuent d’être votés sans répit ni sursis par les députés européens, indifférents aux manifestations paysannes et à la demande forte, non de la disparition de la concurrence, mais de sa loyauté aujourd’hui mise à mal par les grandes firmes agroalimentaires étrangères (hors Europe) mais aussi européennes. Il est fort à craindre que, les élections de juin passées et « l’Europe légale » rassurée et sans doute confortée malgré (ou à cause ?) des populismes, le fameux traité Mercosur (entre l’UE et quatre pays d’Amérique latine, dont le géant brésilien) aujourd’hui opportunément bloqué par M. Macron, soit tout de même signé et appliqué malgré ses conséquences économiques comme écologiques peu favorables à la justice sociale et à la préservation environnementale… Il ne faut pas compter, malgré les sympathiques déclarations de principe, sur une réaction patriotique massive des consommateurs français, le prix des produits alimentaires et d’origine agricole ou sylvicole étant trop souvent (et pour des raisons compréhensibles à défaut d’être toujours acceptables) le facteur déterminant de l’acte d’achat : le secteur de l’agriculture biologique en a fait les frais depuis la fin de la crise sanitaire qui avait semblé pourtant, un temps, lui profiter ; c’est redevenu un secteur « de niche » ce qui est fort dommage, car l’agriculture biologique, soutenue et valorisée dans les milieux royalistes depuis fort longtemps (7), est pourtant le meilleur moyen de pérenniser autant la terre que ses produits les plus sains et les moins artificiels ! C’est aussi le secteur le plus traditionnel au sens premier de la transmission, autant des savoir-faire que des ressources de la terre, animales comme végétales, ce qui n’empêche pas, loin de là, la mise en pratique de nouvelles méthodes de culture comme d’élevage comme cela a toujours été le cas depuis l’invention de l’agriculture, mais dans le respect de la nature, de ses cycles et de ses lois, un respect qui n’empêche ni de domestiquer ni de transformer, pourvu que les limites environnementales ne soient pas oubliées ni violées. Faut-il, pour autant, condamner les autres formes d’agriculture, au nom d’une « pureté environnementale » qui, en définitive, n’existe pas et pourrait même en arriver à oublier toutes les nuances et complexités des territoires et du travail des hommes ? La réponse est non, « le trop étant l’ennemi du bien », et nos productions agricoles devant aussi être protégés des parasites venus parfois de loin, cadeaux empoisonnés de la mondialisation et de ses flux discontinus autour de notre planète, et que la nature n’est pas toujours capable d’éradiquer par elle-même… Là encore, l’empirisme organisateur s’impose pour éviter toute catastrophe agricole et, donc, alimentaire, et sauver ce qui doit l’être tout en travaillant à le faire de la manière la plus efficace et la moins polluante possible.
L’État doit-il intervenir dans les affaires agricoles ? Oui, évidemment oui, mais pas n’importe comment et non comme un monopole ou comme un simple gendarme du libéralisme, par exemple : il doit tenir son rôle de protecteur, d’arbitre et d’incitateur ; il doit, selon la même logique, éviter la tentation du jacobinisme ou de l’étatisme dont on sait qu’il mène toujours au pire et, surtout, à la fin des libertés paysannes qu’il s’agit, au contraire, de réactiver ou, plus exactement, de susciter, les initiatives issues de la base s’avérant plus solides et souvent plus raisonnables, du moins si le cadre général est bien assuré et défini. C’est le rôle de l’État de l’inspirer plus que de le fonder lui-même, et de l’inscrire dans une stratégie plus vaste de l’aménagement du territoire et de l’unité de la nation. Pour cela, ce n’est pas un quinquennat qui peut suffire, ni même une décennie… Il faut voir plus loin, beaucoup plus loin ! Pour l’heure, dans l’urgence, un État français digne de ce nom et attaché au bien commun doit mettre un frein au libre-échangisme tel qu’il est pratiqué dans la mondialisation actuelle. Les propos de Sophie Lenaerts (vice-présidente de la Coordination Rurale) dans les colonnes du Bien commun de mars peuvent être utilement repris : « Nous n’avons rien contre le principe de l’importation en soi. Du moment bien sûr que l’on impose aux producteurs des produits importés les mêmes exigences que celles que doivent respecter les producteurs français. (…) Par ailleurs, le volume de l’import doit être limité. Si nous voulons conserver une souveraineté, il ne faut importer que ce dont nous avons besoin et ne pouvons pas produire nous-mêmes. De la même façon, nous sommes d’accord pour exporter, mais seulement nos excédents, et non pas produire dans un objectif exclusif d’exportation. » Mais peut-on mener cette politique dans le cadre d’une Union européenne acquise à la mondialisation par principe, et qui ne raisonne, selon sa bureau-technocratie, qu’en vertu de règles comptables et de normes contraignantes à défaut, trop souvent, d’être justes et efficaces ? En fait, cela ne peut s’avérer possible et crédible que si l’État français retrouve des marges d’action et de manœuvre véritables et qu’il envisage une stratégie agro-alimentaire favorisant les producteurs sans oublier qu’ils sont bien plus que cela ! Une politique qui rappelle que la France est, aussi, une nation enracinée dans des terroirs et dans une histoire plurielle que, sans parfois le savoir, les paysans français par leur existence même contribuent à perpétuer…
Notes : (1) : Le sens de l’histoire est, en fait, anhistorique parce qu’il néglige les réalités et paraît vouloir imposer une sorte de main de fer d’une fatalité incontournable sur les personnes comme sur les États. Longtemps, il était avancé par les militants marxistes qui voyaient l’avènement du communisme mondial comme une sorte d’obligation historique autant que politique et il a été, à la chute du communisme européen, repris par les libéraux qui, pour en convaincre autrui, évoquaient « la fin de l’histoire » : cette croyance a entraîné un désarmement des pays d’Europe et particulièrement de la France, désarmement dont nous voyons aujourd’hui les conséquences sur notre propre indépendance nationale…
(2) : Éric Fottorino, dans Le 1 hebdo, mercredi 31 janvier 2024, en ouverture d’un grand dossier sur la crise paysanne qui mérite autant lecture que réflexion.
(3) : Les luttes paysannes sont plurielles et elles peuvent, même, être conflictuelles entre les agriculteurs eux-mêmes, les uns vantant les mérites d’un productivisme que les autres, plus prudents, réfutent et dénoncent, souvent avec de très bonnes raisons.
(4) : Robert Redeker et Pierre Vermeren ont publié chacun un article dans Le Figaro (29 et 30 janvier 2024), et les deux écrits, là aussi, méritent d’être lus, découpés et conservés précieusement dans le portefeuille ! Leurs titres sont, en eux-mêmes, révélateurs et significatifs : « La révolte des agriculteurs est le véritable soulèvement du peuple de la terre », et « Révolte des agriculteurs : « Nous sommes face à un choix de société et de civilisation » »…Tout, ou presque, est dit !
(5) : Robert Redeker, dans Le Figaro, 29 janvier 2024.
(6) : La citation entière n’est pas inutile pour mieux comprendre le sens que Maurras donne à cette formule : « La vraie tradition est critique, et faute de ces distinctions, le passé ne sert plus de rien, ses réussites cessant d’être des exemples, ses revers d’être des leçons. Dans toute tradition comme dans tout héritage, un être raisonnable fait et doit faire la défalcation du passif ». Des lignes extraites de Mes idées politiques, ouvrage réédité par les éditions de Flore en 2023.
(7) : Dans ses articles pour Aspects de la France et de l’Action Française hebdo, prédécesseurs du Bien commun, mais aussi dans son livre L’agriculture assassinée, le royaliste Jean-Clair Davesnes (ou Paul Serry, pour l’AF) défend l’agriculture biologique quand, dans les années 1980-90, d’autres monarchistes maurrassiens participent à la rédaction de la revue Le Paysan biologiste…
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