Dans les années cinquante-soixante-dix du vingtième siècle, les voitures ont envahi les villes occidentales avant de conquérir celles des pays du Sud dans les décennies suivantes. Longtemps, la France a paru être une nation automobile, autant pour la production que pour la qualité de celle-ci, et pour la consommation, aussi bien domestique que sportive : L’usine Renault de Boulogne-Billancourt et la course des Vingt-quatre heures du Mans appartenaient au patrimoine français, et chacun se retrouvait, selon ses centres d’intérêt ou ses problématiques personnelles, dans l’une comme dans l’autre. Boulogne-Billancourt était le symbole de la classe ouvrière moderne et combattive quand Le Mans monopolisait toutes les attentions à la veille des vacances d’été et de leurs embouteillages sur la Nationale 7… Tout le monde se souvenait des exploits de Pescarolo ou de Beltoise quand les ouvriers et la Gauche se rappelaient que c’est à Renault que la troisième et la quatrième semaines de congés payés étaient nées. La voiture était alors « la bagnole » et elle représentait, pour les jeunes, la liberté quand les adultes (et les marques automobiles en jouaient) y voyaient plutôt un moyen d’affirmation et de hiérarchisation sociale… Si Mai 68 échoua, c’est aussi parce que les émeutiers avaient osé brûler des voitures dans le Quartier Latin, et la crise pétrolière de 1973 renforça l’impression que c’est l’automobile qui était le thermomètre principal de l’économie et du moral des ménages en France. En fait, tout cela, c’était le monde « d’avant »…
En voulant faire de la planète un seul terrain de jeu économique, la mondialisation a étendu celui de la consommation automobile tout en retirant des espaces d’ancienne production automobile les usines d’icelle : la mythique « Billancourt » a fermé ses portes dès 1992, puis tant d’autres, dans une relative indifférence des automobilistes et des autres, malgré quelques soubresauts à chaque vague de licenciements et de fermetures. La dernière grande usine ainsi sacrifiée sur l’autel de la mondialisation et de la profitabilité fut celle, siglée PSA, d’Aulnay-sous-Bois, qui employait plus de 3000 salariés. Mais celles qui restent aujourd’hui redoutent désormais chaque nouvelle annonce venant de la direction, de moins en moins française d’ailleurs… Comme le titre Le Figaro-économie du 26 juin dernier : « Sochaux, Poissy, Douai… les usines historiques se réduisent comme peau de chagrin », ce qui peut se traduire, socialement parlant, par : « près d’un emploi industriel (automobile) sur quatre pourrait disparaître en dix ans en France », soit environ 75000 postes d’ici 2035.
Pour autant, l’histoire est-elle déjà écrite, et l’Automobile française condamnée à disparaître du paysage industriel productif français ? Après tout, quelques éléments d’espérance subsistent et méritent que l’on y prête attention, et évidemment aide et soutien. D’abord, l’automobile individuelle et familiale est encore utile et adaptée, malgré les nouveaux enjeux urbains et rurbains (ou à cause d’eux…) : elle reste un mode de locomotion pratique, « de porte à porte » (ce qui n’est pas toujours possible avec les transports en commun) et susceptible de réparations, voire de recyclage rapide (sous diverses formes : récupération de pièces ou refonte de certaines pièces, par exemple). Elle reste populaire dans la population, particulièrement chez les ruraux ou les rurbains, et ceux-ci n’imaginent pas en être privés, malgré les risques sur les prix de l’énergie et les taxes, droits de péage et de stationnement, qui ne cessent de suivre une voie ascendante, sans parler des forfaits de post-stationnement, nouveau nom politiquement correct des contraventions, dont les tarifs en constante augmentation peuvent dissuader purement et simplement de venir en famille en centre-ville… Bien sûr, je ne méconnais pas les questions environnementales liées à la production comme à la circulation automobile, telles que les pollutions atmosphériques ou l’épuisement des ressources nécessaires à la fabrication des batteries électriques, par exemple. Et je rappelle que je prône un usage mieux partagé et plus modéré de l’automobile, entre solidarité véhiculaire et valorisation d’alternatives de mobilité.
Cela n’empêche pas de vouloir une industrie automobile forte en France qui puisse répondre d’abord aux besoins domestiques français tout en améliorant les qualités circulatoires et techniques des véhicules et en travaillant à l’amélioration de leur espérance de durée : en somme, des voitures solides et durables, performantes et économes en énergie, agréables et appropriées aux nouveaux enjeux contemporains, autant industriels qu’écologiques. Sans oublier leur accessibilité à un vaste public… Certains ironiseront et m’expliqueront que je cherche le mouton à cinq pattes : non, chercher le meilleur tout en restant le plus commun possible n’est pas une lubie d’intellectuel en chaise longue, mais une nécessité économique, sociale et environnementale pour qui souhaite inscrire l’industrie automobile française dans la durée et ne pas dépendre des marques étrangères qui concurrencent durement les nôtres sans tenir compte d’autre chose que de l’aspect de profitabilité…
Quelques pistes ont été sans doute (encore trop) timidement initiées, comme la règle du contenu local, qui commence à être évoquée en France et chez ses voisins, et qui incite « à réclamer en Europe une part de « contenu local » parmi les composants pour lutter contre leurs concurrents chinois. (…) « Au départ, les constructeurs n’étaient pas très enthousiastes sur la règle du contenu local, rappelle Luc Chatel (1). Aujourd’hui se dégage une position favorable de l’ensemble de la filière automobile au principe de contenu local. Pourquoi ? Parce qu’il faut arrêter d’être naïf. Les Américains, les Chinois l’imposent dans leur pays. Je ne vois pas pourquoi nous serions les seuls à ne pas le faire, en Europe. »
« Cette mesure pourrait limiter le déferlement de véhicules chinois électriques assemblés dans des conditions déloyales. Mais elle ne suffira pas à elle seule à inverser la tendance. (2) » C’est sans doute là que l’État (français) peut jouer un rôle, même au niveau européen, non en prenant en charge la production automobile (ce n’est pas son rôle, et il faut préserver le régalien en évitant de vouloir que l’État se mêle de tout et de n’importe quoi, parfois…), mais en rappelant quelques règles simples de « concurrence loyale » et en menant une stratégie d’industrialisation intelligente fondée sur l’incitation, le conseil, l’innovation et le soutien aux entreprises françaises et à leurs usines présentes sur le territoire. Offrir un cadre protecteur à la filière automobile en France ne peut et ne doit surtout pas être confondu avec un étatisme forcément dévastateur car déresponsabilisant et paralysant : c’est en donnant aux entreprises les moyens de faire valoir leurs atouts et leurs initiatives qu’il est possible de préserver une filière automobile digne de ce nom, pas en faisant leur travail ou en les commandant directement, au risque de mal faire… L’État doit savoir rester à sa juste place pour être, dans ce secteur comme en d’autres, le plus efficace possible.
Notes : (1) : Luc Chatel, ancien ministre du président Sarkozy, est désormais président de la Plateforme automobile qui fédère les entreprises du secteur automobile en France.
(2) : Valérie Collet, Le Figaro-économie, jeudi 26 juin 2025.
Commentaires