Vendredi dernier, je participais à une sortie scolaire organisée par mon ami Eudes G. et à laquelle j’avais emmené une classe de Première S. Destination du matin : la mine de Lewarde, aujourd’hui fermée et transformée en un Centre historique minier d’un grand intérêt. Je dois avouer que j’ai eu un grand plaisir à visiter ce musée si vivant grâce à la faconde des anciens mineurs transformés en guides depuis la fermeture de cette mine en 1990 : au-delà des salles présentant les « trois âges de la mine », c’est la visite du fond (reconstitué en surface, en fait, par les mineurs eux-mêmes : un bel exemple de reconversion d’un site industriel par ceux-là mêmes qui y ont travaillé) qui a, sans doute, le plus marqué les élèves, guidés par des mineurs à l’accent du Nord si caractéristique, popularisé par un film récent. Celui qui accompagnait mon groupe avait un franc-parler un peu déroutant pour des élèves versaillais habitués à un langage plus châtié et plus conventionnel : c’était sans doute une découverte pour beaucoup que ce monde ouvrier qui ne s’embarrasse pas de circonvolutions langagières pour aborder les réalités, y compris les plus crûes…
Reconstitué, ce fond de mine n’en était pas moins « réel », reproduisant en surface quelques ambiances du travail des mineurs, éternellement soumis au bruit absolument assourdissant des machines, mais aussi à ce que nous n’avons pu constater pour des raisons évidentes, la chaleur, l’humidité, la poussière… Quand on sait que des hommes y passaient, allongés ou à genoux, plusieurs heures d’affilée, pour permettre à nos sociétés de s’industrialiser et de se chauffer durant des décennies, on comprend mieux la rudesse apparente de ces mineurs, de ces « gueules noires » qui ont tant compté dans l’histoire industrielle et combien leur disparition, en France, annonçait aussi celle des traditions ouvrières qui donnaient à la « classe ouvrière » une grande part de son identité, faite de cette conscience d’être un monde à la fois particulier et « en marge » dans notre société individualiste de consommation.
Notre mineur-guide, au cours de sa visite, l’a agrémentée de quelques réflexions qui confirment ce que j’avais évoqué aux élèves quelques semaines plus tôt : par exemple, le fait que la mécanisation n’a pas soulagé le travail de l’ouvrier mais l’a, au contraire, plus aliéné à la recherche d’un profit dont il ne touchait pas exactement les dividendes qui emplissaient pourtant les poches de ceux qui, sans avoir jamais mis les pieds au fond, en étaient les actionnaires et propriétaires. Ainsi, les mineurs, moins nombreux au fur et à mesure des années 1960-90, étaient-ils soumis à des rythmes de plus en plus empressés et à des maladies nouvelles liées à l’utilisation de machines de plus en plus performantes : cela me rappelle la formule célèbre sur « la machine du patron » qui enchaîne l’ouvrier au temps du profit. Ce que l’on peut résumer par la citation de Benjamin Franklin : « Time is money » (« Le temps, c’est de l’argent »), et qui explique comment le temps de la production, depuis les révolutions industrielles des XVIII-XIXe siècles, est aux mains de ceux qui possèdent les sommes suffisantes pour investir et, donc, de l’Argent-seigneur (à moins qu’il ne soit « saigneur », en particulier des vies et des corps ouvriers, comme l’histoire des deux derniers siècles l’a amplement, et parfois sauvagement, démontré)…
Aujourd’hui, la mine de Lewarde a cessé toute activité d’extraction du charbon depuis 1990 et la dernière mine française a fermé en 2004, laissant derrière elle une riche histoire entretenue par ceux-là mêmes qui en ont été les vrais acteurs dans ces dernières décennies tandis que les financiers et les actionnaires abandonnaient ce qui, désormais, ne répondaient plus à leurs attentes de profit, alors même qu’il reste, dans le sous-sol français, de quoi extraire plus de charbon qu’il n’en a été extrait depuis le début du XVIIIe siècle… Le charbon utilisé en France aujourd’hui (dans quelques centrales thermiques, par exemple) vient de Pologne ou de Chine !
Mais il y a autre chose que l’historien remarque : la fin des « gueules noires » annonce aussi, dès les années 70, « le déclin de la classe ouvrière », ne serait-ce que, comme j’en ébauchais l’évocation plus haut, par la disparition de cette communauté d’esprit de métier, sa dilution dans une société plus marquée par la Consommation que par la Production, alors que, si les mineurs français ont complètement disparu (en tant qu’acteurs de la Production), il reste néanmoins encore 23 % d’ouvriers dans la population active de notre pays. La crise actuelle accélère, pour des raisons beaucoup plus financières qu’industrielles, la désindustrialisation qui est aussi une désidentification des ouvriers et un déracinement social, voire sociétal. Perte d’identité qui, d’ailleurs, se marque aussi par la quasi invisibilité de ces mêmes ouvriers dans notre société, dans les médias ou dans les films (par exemple) : comme si, déjà, le monde ouvrier gênait les regards ou les consciences à l’heure où la tendance est plutôt à la « visibilité » ethnique ou « communautaire »… Même les partis de la Gauche extrême qui se voulurent jadis « l’avant-garde consciente du Prolétariat » négligent ces ouvriers qui ont eu, il y a une vingtaine d’années, le front (sans même de jeu de mot…) de leur faire faux bond !
Le mineur de Lewarde m’a confié, avant de nous quitter, son impression, que j’ai ressentie comme une angoisse pas totalement avouée, et qui m’a rappelée celle des anciens combattants de 14-18 : dans quelques années, il n’y aura plus de témoins directs de cette histoire des mines charbonnières françaises, mais juste des photos, quelques films et des musées animés par des guides sans doute pleins d’assurance à défaut de souvenirs vécus… « Ceux du fond » auront disparu, comme « ceux de 14 »…
J’ai vu un voile de tristesse passer dans les yeux de ce mineur, si joyeux l’heure d’avant au contact de mes élèves : « Que restera-t-il de nous ? »… La réponse ne m’appartient pas, et je ne la connais pas, même si je crois comprendre la question…
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