La campagne des élections européennes ne préoccupe guère les foules en France alors que, chez notre voisin allemand, les débats sont parfois vifs, en particulier sur la monnaie unique ou sur le rôle de l’Allemagne dans l’ensemble européen : il semble que, chez nous, les tabous sur l’Europe soient plus nombreux ou que, surtout, le désaveu d’une construction européenne tout à la fois trop libérale et trop technocratique se manifeste par une sorte de haussement d’épaules généralisé, d’indifférence méprisante ou, parfois, de fatalisme assumé. La promesse d’une très forte abstention (65 % ?) n’est pas faite pour motiver les médias à engager de grands débats ou à susciter la réflexion sur l’Union et ses perspectives.
Il faut bien avouer que « l’Europe » a perdu de son aura démocratique près de nos concitoyens dans les années 2000, en particulier depuis que la constitution européenne, rejetée par les électeurs en 2005 à près de 55 %, a été imposée à ceux-ci sans que, cette fois, on leur demande leur avis, et en passant par les seuls parlementaires nationaux : ce contournement de la démocratie directe référendaire par la démocratie représentative, contournement hautement revendiqué par certains commissaires européens qui s’indignaient que les peuples puissent saboter les projets institutionnels de l’Union, a eu un effet immédiat, celui de dévaloriser la démocratie électorale aux yeux de nombre d’électeurs, en particulier ceux connaissant les plus grandes difficultés sociales. « Pourquoi voter, puisque quand le résultat ne plaît pas à ceux qui ont posé la question et qui nous gouvernent, on n’en tient pas compte ? », pensent-ils.
En fait, la démocratie représentative et parlementaire européenne et en Europe (ce qui n’est pas tout à fait la même chose !) officialise (plus encore qu’elle ne le légitime…) une véritable « Europe légale » qui, comme le « pays légal » face au « pays réel » français, n’est pas vraiment « l’Europe réelle », celle des nations historiques, des communautés culturelles et des personnes. Cette Europe légale est constituée par les différentes institutions européennes, qu’elles soient politiques ou juridiques, mais aussi par tous ces organismes financés ou soutenus par l’Union européenne, et, d’une certaine manière, par ces fameux groupes de pression qui ont pignon sur rue à Bruxelles, au cœur même de l’Union. Le souci, c’est que cette Europe légale suit une idéologie qui, comme toutes les idéologies messianiques, a tendance à s’émanciper des réalités concrètes, au risque de ne pas comprendre ce qui fait vivre et s’épanouir l’Europe réelle : cela explique le désamour des Européens à l’égard de cette Europe légale qui apparaît, de plus en plus, déconnectée de leurs problèmes sociaux et trop administrative et rigide quand il faudrait de la souplesse et de l’imagination.
Aujourd’hui, l’Europe légale suscite la méfiance car elle semble avoir trop promis et le paradis de la croissance et de la prospérité, annoncé lors des débats autour du traité de Maëstricht en 1992 ou lors de la naissance de la monnaie unique en 1999, n’est pas encore en vue et ne le sera sans doute jamais : les Etats et les peuples d’Europe (les uns n’étant pas toujours confondus avec les autres…) souffrent, de manière diverse, des oukases d’une Union (et de sa Commission, surtout) qui semble n’avoir comme ligne d’horizon que la réduction des déficits (d’ailleurs nécessaire mais qui doit se faire avec la possibilité, aussi, de concilier rigueur budgétaire et justice sociale et, dans certains cas, « remise des dettes »…) ou le retour d’une hypothétique croissance.
De toute façon, cela ne suffirait pas pour faire aimer l’Europe : comme le disaient les jeunes royalistes des années 90, « on n’est pas amoureux d’un taux de croissance », et l’économie, si elle peut donner quelques moyens d’existence et de prospérité, ne donne guère de raisons de vivre, au sens noble du terme. En se cantonnant à une logique seulement économique, avec un saupoudrage de quelques principes généraux et parfois généreux, l’Europe légale ne fait guère rêver les peuples et n’offre pas de véritable destin à l’Europe réelle.
L’Europe légale, par sa logique européiste et néolibérale actuelle (mais n’est-elle pas déjà contenue dans le traité de Rome de 1957 que dénonçait, avec des mots cinglants, Pierre Mendès France ?), semble condamner l’Europe réelle à subir les effets de la globalisation et non à les maîtriser : ce fossé entre les deux Europe qui s’élargit un peu plus à chaque rendez-vous électoral n’est pas heureuse. Mais cela oblige sans doute à repenser, sans tarder, l’Europe elle-même mais aussi ses institutions et ses pratiques. La repenser pour la refonder !
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