Dans quelques jours, s’ouvre une semaine politique chargée : lundi 8, le premier ministre François Bayrou sera (sans doute) renversé quand le mercredi, le mot d’ordre de « Bloquons tout » pourrait mettre une forte pression sur une République déjà politiquement et institutionnellement bloquée ; le vendredi 12, l’agence de notation Fitch pourrait rajouter au trouble ambiant en dégradant la note de la France, ce qui aurait pour conséquence de renchérir les taux d’intérêt de la dette française et rajouter des dettes à la dette générale, tout en gênant les capacités d’emprunt de nombre d’organismes français… « Savoir raison garder » : cette maxime chère aux Capétiens doit aussi guider notre réflexion autant que notre action !
Alors, dans cette optique raisonnable, que penser du mouvement « bloquons tout » du 10 septembre ? Tout d’abord, le constat qu’il dresse de la situation de notre pays est malheureusement fondé et crédible. J’écris malheureusement car il serait préférable, évidemment, que les choses aillent bien et que notre contestation, quelles qu’en soient les formes (économiques, sociales ou purement politiques), n’ait pas de raison d’être. Mais la France connaît bien des difficultés qui ne sont pas seulement liées au contexte géopolitique ou géoéconomique mondial, excuse facile pour se défausser quand un gouvernement est en difficulté. En revanche, il est bien certain que ce contexte n’arrange pas les choses et aggrave, plus ou moins fortement, les problèmes français : la guerre en Ukraine et son coût exorbitant pour les économies européennes (dont la France) sans que celui-ci n’en soit compensé par une exploitation des ressources minières ukrainiennes (exploitation récupérée quasi-exclusivement par les Etats-Unis sans égard aucun pour les efforts consentis par les pays européens…) ; la soumission de la Commission européenne aux desiderata de M. Trump symbolisée par la rencontre entre Mme Von der Leyen, présidente de cette Commission et le président états-unien au mois de juillet, véritable « Munich commercial » ; le fonctionnement même d’une Union européenne qui se veut simple « Grand Marché » quand les présidents français de la Cinquième l’espéraient puissance politique (la fameuse « Europe-puissance » chère à la diplomatie française et ignorée par ses partenaires européens…) ; etc. Mais les problèmes français sont d’abord franco-français : si la France était forte d’elle-même et s’imposait aux autres, sans forcément avoir besoin d’affrontement direct ou de rhétorique guerrière, si son indépendance et sa légitimité, son autorité, étaient évidentes aux yeux des puissances mondiales, politiques ou économiques, elle serait en bien meilleure position pour parler et agir, et elle ne serait pas, comme aujourd’hui, la victime d’une mondialisation qui n’est, en définitive, qu’un rapport de forces permanent, l’affirmation du pouvoir des forts sur les faibles, celle des suzerainetés plutôt que des souverainetés, celle aussi des consommateurs sur les producteurs de base (1)… Le ralliement de la République française, depuis quelques décennies déjà, aux principes de la mondialisation et sa timidité mêlée d’arrogance mal placée, en particulier pour ce dernier trait à l’égard de ses nationaux et de ses corps sociaux (2), sont autant d’éléments qui affaiblissent la France sans crédibiliser pour autant la République, loin de là. La République elle-même n’apparaît comme rien d’autre que ce « désordre établi » que dénonçait déjà dans les années trente Emmanuel Mounier : aussi, quand M. Bayrou (dont le sort incertain rejoint celui de son prédécesseur M. Barnier) ose dire que c’est « moi ou le chaos » (sic), il est tentant de lui répondre que le chaos est déjà là, rendu véritablement visible depuis un an par la dissolution inappropriée de l’Assemblée nationale par le président Macron, un soir d’élections européennes malheureuses pour son camp. Sa chute prévisible au soir du 8 septembre (selon les principaux commentateurs politiques français et… les marchés apparemment sceptiques sur la suite des événements pour la France) ne résoudra d’ailleurs rien du tout, ajoutant à la confusion et à l’impression de fin de règne qui empuantit l’atmosphère de la Cinquième République version macronienne, sans offrir de débouché politique satisfaisant ni même simplement convenable. Après lui, ce sera soit la dissolution soit la nomination d’un autre Premier ministre tout aussi impuissant et dépourvu de la majorité parlementaire requise pour pouvoir avaliser le prochain budget, objet de toutes les inquiétudes et source de toutes les contestations. Soit, ultime solution en Cinquième République, la démission du Président, ce qui pourrait ouvrir une nouvelle période électorale, une de plus, quand le calendrier politique est déjà bien chargé et peu enthousiasmant pour nombre d’électeurs déçus, non seulement de l’offre, mais également du système démocratique lui-même…
(à suivre : le 10 septembre, un mouvement légitime mais détourné et incomplet ?)
Notes : (1) : La mondialisation est aujourd’hui couplée (ou portée) par la société de consommation qu’elle a contribué à répandre sur toute la planète, et qui se marque par la primauté accordée aux consommateurs et, donc, au pouvoir d’achat dans une logique purement marchande, selon le principe du « désir infini dans un monde fini » (Pascal Cohen) qui nourrit la croissance sans fin au risque de menacer les équilibres environnementaux comme sociaux. Dans cette logique, les producteurs sont négligés ou, au moins, minorés dans l’esprit des sociétés…
(2) : Le soulèvement des Gilets jaunes, bien différent de celui que l’on nous annonce pour le 10 septembre (même si des points communs apparaissent entre les deux initiatives), a montré la forte coupure entre les élites mondialisées de l’archipel métropolitain franco-européen et les communautés de base enracinées de la nation, des artisans aux employés, victimes de la mondialisation et de la dévitalisation des territoires ruraux et des Petites et Moyennes Villes (PMV) : l’un des arguments forts des contestataires était le fait que, malgré les impôts qui pèsent sur les habitants de ces périphéries, celles-ci sont désormais dépourvues de services publics efficients pourtant nécessaires au bon fonctionnement et à l’équilibre de ces territoires. Le pays réel, en somme, victime du pays mondial, autre qualificatif possible aujourd’hui du pays légal…