L’exploitation des travailleurs au Qatar, dans la perspective de la prochaine Coupe du monde de balle-au-pied, n’émeut toujours pas les grandes consciences de la « mondialisation heureuse » qui semblent penser que « cela ira mieux demain, avec quelques réglages » et qui raisonnent en termes statistiques plutôt qu’en termes humains, sociaux et civilisationnels, au risque de ne pas saisir le scandale que constitue, en définitive, la vision purement capitalistique du monde et de ses développements à travers celui-ci. Il y a bien sûr un débat possible sur les définitions du capitalisme et sur ses variantes, du capitalisme « familial » (qu’il est possible de défendre, voire de promouvoir sans déchoir) au capitalisme monstrueux des gigastructures et des mégaprofits, ce capitalisme de l’hubris qui est le règne nuisible des féodalités de « l’Avoir », appuyé sur l’idéologie franklino-fordiste (1) animant et encadrant le monde contemporain (2). Mais il n’y a pas que les conditions de travail qui sont concernées par l’exploitation capitaliste : les conditions du « hors-travail », c’est-à-dire les conditions de vie sont tout aussi importantes à évoquer, parce qu’elles sont à la fois les conséquences de cette exploitation au travail, et parce qu’elles déterminent aussi l’état général des travailleurs et leur capacité à produire, à conduire, à servir, ici dans le cadre de la construction des infrastructures sportives et touristiques du Qatar. Elles ne sont donc pas négligeables également pour saisir l’état de la question sociale dans le pays envisagé.
Dans l’édition du jeudi 7 juillet dernier du quotidien La Croix, les conditions de logement des travailleurs étrangers sont ainsi évoquées, et elles ne sont guère à la hauteur de ce que l’on aurait pu attendre dans un pays rentier aussi riche : « (…) Trois préfabriqués empilés comme des Lego. C’est là que vivent les 200 salariés de Beton W.L.L., qui se vante d’avoir contribué aux plus grandes infrastructures du pays.
« Raja dort dans le troisième bloc. Son lieu de vie partagé avec deux autres ouvriers ne dépasse pas les 15 m2, malgré la réglementation prévoyant 6 m2 minimum par salarié. S’y entassent deux lits superposés, interdits par la loi, et un lit simple. » Ces conditions d’habitat rappellent celles qui existaient en France jusqu’aux années 1950 pour les travailleurs français et celles qui, osons le dire, persistent encore dans notre pays pour nombre d’ouvriers agricoles étrangers au moment des récoltes et des vendanges, sans oublier les exploités des ateliers textiles (à peine) clandestins dans certains quartiers de Paris et de ses proches périphéries : de toute façon, quels que soient les lieux, cela reste des conditions indignes au regard des possibilités de nos sociétés et des richesses de celles-ci ! Il me semble juste que, lorsque des entreprises (minières, agricoles, industrielles, ou de service) font appel à de la main-d’œuvre (même temporaire), elles assurent un logement décent à ceux qui travaillent pour elles : c’est une question de principe !
Certains verront dans mes derniers propos une nostalgie des corporations anciennes qui assuraient le gîte et le couvert à leurs apprentis, et fixaient parfois des règles très contraignantes aux patrons sur cet aspect-là de l’accueil des ouvriers, avec des nuances plus ou moins importantes selon les métiers considérés et les lieux d’exercice de ceux-ci. Nostalgie ? Pas complètement : il n’est pas interdit de penser que les défauts avérés du capitalisme contemporain et le désir, fort, de justice sociale qui parcourt les classes productives du pays puissent susciter une réflexion sur la (re)création de corps intermédiaires professionnels chargés de veiller, au-delà de l’État lui-même, au respect de la qualité de l’ouvrage et du bien-être nécessaire des travailleurs produisant selon les codes de cette qualité.
Nous en sommes bien loin au Qatar, en tout cas, comme le montre le témoignage évoqué plus haut ! Mais il y a quelques remarques à faire néanmoins, pour éviter quelques erreurs d’appréciation sur ce sujet. Tout d’abord, l’organisation d’une coupe du monde de balle-au-pied offerte au Qatar est une occasion pour soulever la question sociale dans cet émirat qui cherche une reconnaissance internationale et qui veille à offrir, aux yeux des spectateurs et des opinions publiques étrangères, une image crédible et honorable : du coup, le Qatar, jusque-là peu réputé pour son respect des conditions de travail et de vie des ouvriers (principalement étrangers, au demeurant), a fait quelques efforts en ce domaine : « La fin du système de kafala [système de parrainage du travailleur étranger par un employeur local, qui rappelle le statut de métèque à Athènes, avec le parrainage des commerçants ou des ouvriers étrangers par un citoyen pour pouvoir gagner sa vie dans la cité et être protégé au sein de celle-ci], longtemps décrit comme un outil de servitude, la hausse du salaire minimum (230 Euros) et des obligations sur le logement ont été annoncées en grande pompe. Un effort visant à rassurer la communauté internationale et la Fifa. L’an dernier, le ministère du travail a mis en place une plateforme en ligne permettant aux travailleurs de signaler des abus de leur entreprise de manière anonyme. » Une leçon peut en être tirée, qui était déjà celle faite par les catholiques sociaux français au XIXe siècle, après la dérégulation libérale (et antisociale) de 1791 : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit », s’écriait Lacordaire en 1848 (3), à rebours d’un libéralisme qu’il défendait pourtant sur le plan politique (et beaucoup moins sur le plan économique !). Même si « la loi » qu’il évoque est la loi divine (et non politique et parlementaire), la citation peut tout à fait éclairer notre propos et notre sentiment : la liberté économique sans frein, qui n’appartient réellement qu’à ceux qui ont les moyens financiers de l’assumer dans une économie de marché où c’est l’argent qui « offre le travail », est un asservissement des ouvriers qui n’ont, eux, que leurs forces physiques à offrir dans une société où le travail n’est plus considéré que comme une « marchandise de moyen » (souvent standardisé comme les produits sortis d’usines, que l’on pourrait qualifier de « marchandises de résultat »)… Il n’est donc pas inutile que les institutions politiques, ou sociales (corporatives, par exemple, si l’on veut éviter que l’État ne prenne trop de place), interviennent, non pour « faire » l’économie ou pour en supprimer toutes les libertés, mais pour préserver celles des travailleurs, et leur assurer des conditions dignes si les entreprises ne les assurent pas naturellement ou spontanément.
Dans ce cas précis du Qatar, qui doit nous interpeller et nous permettre de nous interroger aussi sur les questions sociales en général, le pouvoir politique a fait évoluer le droit local pour améliorer les conditions de vie et de travail des ouvriers, y compris étrangers, comme les premières lois sociales du XIXe siècle ont permis de limiter, un peu, les effets des lois d’Allarde et Le Chapelier de 1791, ces lois révolutionnaires et bourgeoises d’une « liberté du travail » qui n’était nullement celle des travailleurs. Mais, comme en France et comme pour prouver que la liberté capitaliste est aussi trop souvent un libertarisme insoucieux des personnes, les entreprises du Qatar ne respectent pas le nouveau droit du travail, et jouent de l’insuffisance des moyens mis en œuvre par l’État pour faire respecter celui-ci : comme le souligne un agent de sécurité ougandais au journaliste de La Croix, « Rien n’a évolué, malgré les réformes. On ne peut toujours pas changer de travail comme bon nous semble. Les heures supplémentaires ne sont pas payées et il faut se battre pour obtenir son salaire. Les patrons font encore la loi. » Un autre exemple de la duplicité des entreprises envers les ouvriers, dans le témoignage de Raja, déjà cité : « La loi qatarienne oblige son employeur, Beton W.L.L., à payer ses soins médicaux et son indisponibilité. « Les médecins qatariens m’ont conseillé de rentrer au Népal pour ma rééducation. L’entreprise m’a dit que ce serait moins cher. Mais lorsque je suis rentré au pays, j’ai découvert qu’elle avait déduit 12 000 riyals qatariens (plus de 3 000 euros, NDLR) de mes salaires et congés payés en attente, au titre du paiement des frais d’hôpital au Qatar. » Raja dit avoir vendu des terres pour financer sa coûteuse rééducation et être revenu au Qatar pour payer notamment ses frais d’assurance. » Cela rappelle ces patrons français qui faisaient travailler leurs ouvriers le dimanche malgré l’ordonnance royale du 7 juin 1814, repris par la loi du 18 novembre 1814 (loi dite de « sanctification du dimanche »), et cela à partir de 1830, après la chute de Charles X, considérant que cette loi de la monarchie déchue « violait » la liberté du travail établie par les lois de 1791 : La Tour du Pin, le théoricien du corporatisme royaliste français, en avait déduit qu’il était vain d’attendre du patronat français une quelconque bonté sociale et qu’il faudrait lui « tordre le bras » pour faire progresser les droits des travailleurs… Le même raisonnement pourrait s’appliquer, visiblement, aux entrepreneurs présents au Qatar ! Égoïsme des possédants sûrs de ne pas être contredits, sans doute… (Mais jusqu’à quand ?)
C’est pour cela que, plutôt que de dénoncer en vain l’émirat du Qatar (pour lequel j’avoue n’avoir aucune sympathie particulière), il me paraît plus efficace de dénoncer un système économique « grand-capitaliste » qui permet une telle indécence sociale de la part des grandes entreprises y travaillant, et de faire pression sur le Qatar lui-même pour qu’il s’engage à faire respecter les lois sociales qu’il a, timidement, mises en place, en lui indiquant (fermement…) qu’il a tout à gagner à l’application visible et réelle des lois sociales plutôt qu’à l’indifférence qui pourrait nourrir les colères du lendemain à son égard, y compris en son sein. Après tout, ces quelques lois sociales (insuffisantes, certes), c’est toujours mieux que rien, et je ne suis pas partisan d’une politique du pire – « la pire des politiques » selon Maurras – qui revendiquerait « tout » pour n’avoir, en fin que compte, que… « rien du tout » ! Le meilleur moyen d’aider les ouvriers qui œuvrent et souffrent là-bas, c’est de ne pas les oublier et de faire savoir que nous ne les oublions pas, non par l’imprécation mais par l’information et la pression qui peut prendre de multiples formes ici comme là-bas…
Notes : (1) : L’idéologie franklino-fordiste, qu’il conviendrait de définir plus précisément, peut se résumer en quelques termes et formules : celle de Benjamin Franklin, « Time is Money », qui financiarise le temps et sacralise l’argent, au détriment de la liberté du travailleur et des activités non-économiques considérées comme « futiles » (1bis) ; l’individualisme de masse ; la société de consommation et de loisirs ; la croissance obligatoire ; etc.
(1bis) : Du temps de Franklin, c’est le travail et éventuellement son exploitation par les puissances de l’argent qui « rapportaient » et créaient de la valeur financière. Aujourd’hui, c’est aussi le temps libre qui est devenu créateur de richesses monétaires, sous le nom de « loisirs » (au pluriel), désormais payants et souvent addictifs… Le temps gratuit a-t-il disparu pour autant ? Non : regarder un coucher de soleil reste un loisir sans prix et d’une beauté « non-quantifiable »…
(2) : Une prochaine note évoquera à nouveau, et de façon plus approfondie, la grande question du capitalisme…
(3) : Lacordaire, religieux dominicain français et journaliste catholique, républicain vite déçu par la République en 1848, fut l’un des « animateurs » du catholicisme « libéral et social » au milieu du XIXe siècle.
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