La France est une République, et il n’est pas certain que cela soit heureux ni que les Français eux-mêmes en soient complètement satisfaits : un étranger venu d’un autre continent ou d’une autre planète aurait effectivement pu croire, en lisant la presse de ces derniers jours ou en regardant la télévision, que la France avait une reine défunte et un roi nouveau sur le trône s’il n’avait su que la France… n’était pas le Royaume-Uni ! Cet engouement hexagonal pour la Monarchie d’un autre pays, de ce voisin parfois incommode, envié ou combattu, peut surprendre même le plus royaliste des Français, mais sans doute révèle-t-il là ce paradoxe d’être « une République au roi dormant », selon la belle expression de Bertrand Renouvin. Et les Français, aussi républicains soient-ils aujourd’hui (avec quelques exceptions, dont votre serviteur), ne sont pas insensibles à ce « charme séculaire de la Monarchie » qui impressionnait tant Jaurès… D’ailleurs, est-ce un hasard si les constitutionnalistes évoquent toujours nos institutions, de Maurice Duverger à nos jours, sous la formule de « Monarchie républicaine » ? (1)
Bien sûr, la Monarchie britannique n’est pas ce qu’a été ou ce que serait la Monarchie royale en France. Mais il n’est pas interdit d’en signaler quelques traits qui valent autant pour l’une que pour l’autre, en définitive. Ainsi, le mode de transmission de la magistrature suprême de l’État, selon l’ordre de primogéniture, qui assure au monarque une indépendance « naturelle et légitime », et qui permet la continuité (voire la pérennité) de l’État lui-même en son faîte. La reine est une femme et mère libre (2), comme son fils sera, pour le royaume et ses citoyens, un homme et père libre, dont la liberté vient de ne rien devoir aux conflits des hommes, et de ne devoir sa place qu’à ses parents, à sa conception et à sa naissance, non aux jeux partisans : le monarque, homme ou femme selon les cas et les générations, n’en est que plus libre pour incarner « l’entièreté de la nation », dans ses aspects généraux et particuliers. Dans un bel article publié dans Le Figaro samedi 10 septembre, Frédéric Rouvillois le rappelle en quelques lignes : « La reine est une personne comme tout le monde : et c’est en faisant comme tout le monde – c’est-à-dire en donnant naissance à ses enfants et en essayant de les élever du mieux qu’elle pouvait -, qu’elle a assumé du même coup la fonction politique capitale qui était la sienne : préparer sa propre succession au trône afin de garantir la stabilité du système et la continuité de l’État.
« Dans une monarchie, le personnel ne se dissocie pas du politique, et ces deux rôles inextricablement liés, la reine Elizabeth les a assumés de façon exemplaire (…). Elle a su incarner charnellement la nation dont elle était symboliquement le chef : et au-delà, personnifier un système, la monarchie, où le chef, parce qu’il échappe aux hasards de l’élection, est véritablement celui de tous – de même qu’une mère, n’ayant pas été choisie par une majorité de ses enfants, est réellement celle de chacun d’entre eux. La reine de tous, sans distinctions et sans discontinuité : là encore, Elizabeth a incarné l’un des traits spécifiques de la royauté, sa projection dans la longue durée. Et ce faisant, sa capacité à représenter, pour tous ses sujets, un point de repère commun et immuable, un élément unificateur, stable et rassurant, particulièrement utile en temps de crise ou de mutations majeures. »
Mais le roi qui succède au précédent, et dans le cas anglais, le roi Charles III à la reine Elisabeth II, sera-t-il à la hauteur du monarque défunt ? Cette inquiétude reproduite par nombre de journalistes ces jours derniers était déjà la même que lorsque Albert II a succédé, en l’été 1993, au roi Baudouin son frère : il était claironné partout que Baudouin avait été le dernier des Belges, que ni la Monarchie ni la Belgique à laquelle elle servait de trait d’union ne survivraient l’une et l’autre après Baudouin. C’était il y a près de trente ans, et un autre roi, Philippe, est désormais sur le trône quand la Belgique, elle, poursuit son histoire fédérale et royale. Il est même arrivé que ce pays fonctionne plus d’un an sans gouvernement mais avec, toujours, le roi qui en assurait la continuité et la réalité… Qu’en sera-t-il du Royaume-Uni, depuis longtemps fragilisé par des forces centrifuges « nationalistes » et par les grands vents de l’histoire et de son déroulement tempétueux ? Il semble bien que la royauté britannique ait des capacités de résilience qui lui permettent encore de naviguer malgré les écueils et les icebergs… La permanence monarchique rassure au moins les peuples qui y trouvent une assurance d’exister encore eux-mêmes à travers et grâce au monarque, surtout dans un monde soumis aux bouleversements de la mondialisation uniformisatrice et globalisante…
Notes : (1) : N’est-ce pas, en fait, une facilité de langage ? La Cinquième République a bien des aspects monarchiques quant à la forme des institutions et à leur pratique parfois, mais il me semble que, au regard de l’absence des pouvoirs réels en dehors de ceux de l’État (ceux des régions et des corps intermédiaires restant trop fragiles et encore peu nombreux au regard de ce qu’ils pouvaient être avant 1789), il soit plus judicieux de parler de « monocratie », le pouvoir d’un seul (le président de la République) sans la possibilité institutionnelle de le contredire politiquement autrement que par la crise politique ou la contestation dans la rue, ce qui ne favorise guère ni le débat éclairé ni la paix sociale…
(2) : J’évoque avec cette formule de « mère libre » une notion politique, rien d’autre évidemment.
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