Chaque année à la fin de l’hiver, la France se rappelle, quelques jours, qu’elle a été une grande nation paysanne, d’abord paysanne : c’est le Salon de l’Agriculture qui est l’occasion de ce rappel, de ce souvenir, de cette nostalgie même. Mais c’est aussi le temps des discours convenus des politiques et des officiels du Pays légal, qui viennent caresser les bêtes et leurs éleveurs dans le sens du poil, et qui les oublient la semaine suivante et toutes les autres, sauf, étrangement, en période électorale. De toute façon, le nombre d’agriculteurs ne cesse de diminuer, et leur poids électoral avec : quand certaines communes bretonnes ne comptent plus un seul agriculteur en activité, que les néo-ruraux imposent leur mode de vie aux campagnes quand les résidences et les lotissements ont remplacé les près et les champs, comment les agriculteurs peuvent-ils se faire entendre et être entendus ? Il y a plus de noms de paysans sur les monuments aux morts de nos villages que dans les registres des Chambres d’agriculture et du Ministère de la même fonction… C’est d’ailleurs la guerre, et plus exactement la Grande, celle de 1914-1918, qui a désarmé, démographiquement parlant, le monde agricole et, au-delà, le monde rural, quand la société de consommation des Trente Glorieuses (les mal nommées, sans doute) va leur porter le coup de grâce ou, plus exactement, de disgrâce.
Aujourd’hui, la France compte environ 500.000 agriculteurs, ce qui représente 1,4 % de la population active, quand cette part était encore de 2,6 % (près du double) il y a vingt ans ; le nombre d’exploitations agricoles reconnues comme telles, lui, est passé en cinquante ans, de 1.588.000 (1970) à moins de 390.000 aujourd’hui… Ce processus d’effacement démographique de la population agricole n’est, semble-t-il, pas fini, et je me souviens que, dans un manuel de Géographie de 1ère il y a quelques années, il était expliqué que le nombre de 600.000 exploitants agricoles (à l’époque) était encore trop élevé au regard de l’objectif de 200.000 que le professeur narrateur considérait, à le lire, comme idéal : en fait, c’est bien l’objectif de la bureau-technocratie, qu’elle soit européenne ou parisienne, d’atteindre un tel chiffre dérisoire qui ferait de ce monde agricole une simple activité économique sans véritable enracinement ni visibilité humaine ou démographique. Une invisibilisation programmée en somme, pour effacer le mauvais souvenir pour la République d’un monde trop réactif ou trop rétif à ses commandements, comme l’histoire l’a abondamment prouvée depuis la Révolution française, de la réaction vendéenne de 1793 face à la levée en masse destinée à envoyer les jeunes paysans de l’Ouest faire la guerre loin de chez eux (ce que la Monarchie royale avait largement évité, malgré un tirage au sort léger mais toujours impopulaire) à la révolte des Bonnets rouges en 2013 ou à la résistance paysanne au projet de construction d’un aéroport à Notre-Dame-des-Landes, en plein bocage !
Pourtant, la France a tous les atouts pour rester ou, plutôt, redevenir une nation paysanne. Ne nous méprenons pas sur le sens de ce propos, mais précisons-le, justement pour éviter tout malentendu : la France, comme Etat, s’est construite par l’action royale puis républicaine à partir des villes, Paris (ou Versailles au XVIIIe siècle) en étant le cœur, et, en cela, la France est une construction historique urbaine, comme l’était avant elle la plupart des grands Etats de l’Antiquité, d’Athènes à Rome ou à Constantinople. Mais la nation française, comme être sensible de l’histoire (fondé par celle-ci depuis le Moyen âge), est éminemment paysanne dans ses racines et son âme, dans son rapport à la vie longue de la société… C’est ce qui, longtemps, lui a permis de vivre et de survivre dans les moments les plus durs et malgré les malheurs, et pas seulement sur le plan nourricier : les campagnes ont été le lieu des sociabilités enracinées qui, sans se soucier de l’Etat (juste aperçu par les populations rurales à travers le profil des pièces de monnaie ou perçu, pas toujours positivement, à travers le percepteur) de la capitale (parfois itinérante, avant le temps de Versailles et de Paris), ont incarné la pluralité française, cette marqueterie de particularités dont l’Etat royal incarnait jadis l’unité sans se sentir obligé de tout repeindre d’uniformité…
Comment renouer avec cet esprit de nation paysanne ? Il ne s’agit pas d’obliger à un retour autoritaire à la terre, dont on comprend aisément les limites et les risques, comme l’a montré à l’envi la terrible expérience chinoise des années 1960 ; le fait de marteler « nation paysanne, nation paysanne… » suivant la méthode Coué n’est pas non plus souhaitable ni efficace ! En fait, c’est une politique d’Etat qui doit permettre d’atteindre cet objectif et d’assumer cet esprit sans tomber dans une forme d’exclusivisme qui oublierait la ville comme aujourd’hui la République oublie ou, au mieux, néglige le monde paysan.
L’Etat peut (doit, même !) favoriser ce que les royalistes qualifient de « redéploiement rural » : ce n’est pas la rurbanisation (1), bien au contraire, mais une intégration active des populations venues des villes dans les lieux et les fonctions des campagnes, sans en négliger la mémoire et le patrimoine bâti comme historique et spirituel. Cela doit s’accompagner d’une revitalisation de la petite et moyenne agriculture, par des aides à l’installation et la mise à disposition de nouveaux « communs », gérés par la commune ou par la Chambre d’agriculture locale, voire par une organisation syndicale agricole (2) ; une promotion des métiers de la terre (et pas seulement de production agricole) dès l’école primaire (en complément d’un éveil à la nature et aux enjeux environnementaux dès les premiers jours d’école maternelle) et avec une valorisation de ceux-ci tout au long du cycle scolaire jusqu’aux classes préparatoires ; une évocation plus affirmée dans les programmes scolaires de l’histoire rurale de la France (histoire des techniques agricoles, des communautés paysannes, de leurs cultures particulières, etc.), histoire aujourd’hui absente (ou très discrète…) dans les programmes et les manuels scolaires ; une mise en place de stages de travaux agricoles pour les élèves de lycées et de classes préparatoires, voire un « service civique et social agricole » en complément du Service National Universel, par exemple ; etc.
Dans un monde globalisé dominé par une métropolisation triomphante à défaut d’être mesurée et équilibrée, il importe que l’Etat reprenne sa place de serviteur des populations dont il a la charge, héritage de l’histoire et devoir de service obligent, et qu’il soutienne cet effort pour refaire de la France une nation qui, sans être esclave de la terre, des usages et des travaux de celle-ci, reconnaisse en chaque habitant du pays un héritier conscient et enraciné, et non un simple électeur nomade balloté au gré des besoins de l’économie mondiale et des promesses électorales…
Notes : (1) : La rurbanisation est l’inverse même de l’esprit de nation paysanne et du redéploiement rural : elle est, en fait, l’imposition du mode de vie urbain et de la société de consommation de celui-ci au monde des campagnes, et une forme de volonté de domination des nouveaux venus sur un monde rural qui les précédait, sans beaucoup d’égards pour lui. La rurbanisation « remplit » les communes rurales mais elle ne les fait pas vraiment vivre : les rurbains préfèrent faire leurs courses à la ville voisine, dans les centres commerciaux plutôt que d’aller acheter ou manger dans les commerces et cafés-restaurants de la commune dans laquelle ils se sont installés… En fait, ils ne sentent pas obligés de s’intégrer à la commune d’accueil, mais sont très soucieux de leurs droits, parfois au détriment des traditions et des usages locaux, et ils ne supportent pas, le plus souvent, les contraintes ou les cycles de la vie à la campagne…
(2) : Je rappelle qu’il s’agit ici de propositions qui peuvent être discutées, complétées ou critiquées, pourvu que des arguments crédibles soient avancés…