Il y a quelques semaines, le quotidien « Le Monde » titrait « La délocalisation de Jallatte provoque des débordements »
Il serait juste, aujourd’hui, d’ajouter : « et la mort d’un homme ». Ce que signale « Le Journal du Dimanche » dans son édition du 10 juin sous le titre, en fait une citation, terrible : « Les actionnaires l’ont tué ».
Cette affaire est à la fois banale et révélatrice : Jallatte est une entreprise familiale héritée par Pierre Jallatte en 1947 qui l’avait transformée, en quelques années, en « leader » européen de la chaussure de sécurité. Ce « patron à grande gueule mais à grand cur » se faisait de son rôle une certaine idée et n’oubliait pas que son patronat lui imposait des devoirs envers ceux qu’il faisait travailler. « Ce patron à l’ancienne qui pouvait s’emporter mais dirigeait son entreprise comme une grande famille, qui connaissait chacun de ses employés, qui les traitait avec respect. Bons salaires, comité d’entreprise généreux, colonies de vacances, quatorzième mois
« Chacun a son souvenir : Pierre Jallatte qui embauchait du jour au lendemain des habitants en difficulté, ou commandait une petite voiture à la femme d’un de ses cadres qui venait d’être muté sur un nouveau site, pour être sûr qu’elle ne reste pas seule et isolée ».
Mais son départ à la retraite au milieu des années 80 a entraîné des « changements de méthodes » et le début de la fin pour cette entreprise en France : l’heure était à la « modernité et à l’efficacité » (sic !), c’est-à-dire à la rentabilité maximale et au règne des actionnaires, sans beaucoup d’égards pour ceux qui produisaient quotidiennement dans les usines du groupe. Aujourd’hui, l’entreprise est entre les mains du groupe italien Jal, lui-même intégré à un consortium de banques anglo-américaines (Bank of America, Goldman Sachs) : il ne s’agit plus seulement de produire et de vendre, il s’agit de dégager des dividendes les plus juteux possibles pour les actionnaires. Le dernier plan social annoncé il y a quelques semaines et qui annonçait la délocalisation des usines françaises de Jallatte, entraîne la perte de 285 emplois (sur les 336 restants actuellement) soit 85 % des effectifs du groupe en France. Ce plan a été préparé loin du terrain de Saint-Hippolyte-du-Fort, usine principale de Jallatte et cur historique de l’entreprise. Lorsque l’annonce avait été faite aux ouvriers, le directeur (italien) d’un groupe devenu mondial et « mondialisé » (ce qui n’est pas la même chose et n’a ni le même sens ni la même portée, et encore moins les mêmes conséquences !) avait été spontanément séquestré avec trois de ses cadres, ce qui avait donné lieu au titre du « Monde » signalé plus haut, titre fort maladroit à mon avis, comme si le principal scandale était « les débordements » et non la délocalisation spéculative et la « liquidation » de centaines d’emplois ! Le journal « La Croix » avait eu la plume plus heureuse dans son édition du vendredi 1er juin, rapportant le « choc » entre deux « logiques » et, disons le, deux conceptions de la vie et du monde, et évoquant la colère et la peine des salariés promis au chômage et, eux aussi, à la « délocalisation », là où ils pourraient travailler pour nourrir leur famille, peut-être loin de chez eux, de leurs racines (le département du Gard est « sinistré » sur le plan industriel et, en particulier, la petite ville de Saint-Hippolyte-du-Fort, 3.600 habitants
) et de leurs projets « d’avant la fermeture »
En tout cas, le cynisme et l’esprit malsain de cette « fortune anonyme et vagabonde » qui privilégie l’Argent sur les hommes et leurs conditions de vie, font aujourd’hui hurler de colère, de cette saine colère qui ne doit pas être seulement destructrice (ce qui en ruinerait la crédibilité et la légitimité) mais fondatrice d’un Ordre social juste, d’une Justice sociale au sens le plus fort du terme : il ne s’agit pas d’interdire les jeux du Marché et de l’économie, il s’agit de rappeler cette vérité forte, humaine, que l’économie doit d’abord être au service des hommes, de leur présent comme de leur avenir, et de leur environnement, et non l’inverse ; que l’Argent doit être remis à sa place, qui n’est pas la première, dans l’ordre des fins ; que la vie et la dignité d’une personne sont des biens plus précieux que les seuls biens matériels.
Vendredi après-midi, Pierre Jallatte, le « vieux patron » n’a rien dit, rien écrit : il a pris son fusil, l’a armé, placé contre sa tête, a tiré
La détonation résonnera longtemps dans Saint-Hippolyte-du-Fort : mais ce sacrifice, il faut le souhaiter, n’aura pas été vain. Il est « l’honneur d’un capitaine » et il a ouvert quelques yeux sur les méthodes de voyous de certains groupes financiers plus qu’industriels. Certain homme politique a, durant la dernière campagne présidentielle, parlé de rendre sa juste place au travail : il s’honorerait en intervenant dans cette affaire et en aidant à la sauvegarde des emplois de Jallatte en France, y compris contre la seule logique financière ou actionnariale. C’est aux actes que l’on juge les paroles.
Un Louis XIV, lui, n’aurait pas hésité : un Fouquet en a payé le prix lourd, et il est aujourd’hui des Fouquet qu’il serait bon de remettre à leur place, fussent-ils les « puissants » de cette mondialisation-là