La Crimée se rappelle au souvenir de l'histoire : il est difficile d'oublier que c'est dans une de ses stations balnéaires prisées des Russes depuis le milieu du XIXe siècle, Yalta, que s'est tenue, un jour de février 1945, cette conférence qui a, en fait, préparé la division durable du continent européen en deux blocs antagonistes sans être forcément bellicistes l'un envers l'autre, inaugurant un équilibre fort injuste (en particulier pour les populations elles-mêmes à qui l'on a guère demandé leur avis...) mais qui a autant permis la naissance d'une communauté européenne que le maintien d'une paix froide sur le continent durant près d'un demi-siècle.
Le dégel consécutif à l'effondrement de l'Union soviétique a entraîné la dislocation de cet empire communiste dominé par la Russie et la naissance de nouveaux pays dont l'Ukraine, sur des frontières en partie redessinées par Nikita Khrouchtchev en 1954 ( en particulier pour le cas de la Crimée, rattachée arbitrairement à l'élément ukrainien) quand l'appartenance de celle-ci à l'ensemble russe ne semblait plus devoir poser de problèmes ni de contestations. Or, la Crimée occupe une situation stratégique sur la Mer noire que ne peut négliger le gouvernement russe, surtout depuis qu'il a renoué avec la logique de puissance !
Aussi, les événements des derniers jours ne peuvent laisser indifférent mais doivent être regardés avec une certaine hauteur historique et géopolitique si l'on veut éviter les parti-pris inefficaces, et les malentendus toujours malvenus lorsqu'il s'agit de peser les risques et d'en éviter les effets parfois catastrophiques : mieux vaut éviter, parfois, de convoquer la morale (plus belligène qu'on ne le croit généralement) mais être plus soucieux de l'équilibre et de la justesse, mères de la paix possible...
Or, les réactions occidentales à la défiance de M. Poutine face aux nouvelles autorités ukrainiennes nées de la révolution de la place Maïdan ont été plus maladroites que véritablement bénéfiques pour la concorde dans cette région compliquée par la question des nationalités et des langues : il n'est d'ailleurs pas indifférent de constater que c'est la question linguistique qui a provoquée une sorte de sécession de l'Ukraine de l'est la semaine passée, lorsque les nouveaux maîtres de Kiev ont fait voter à la Rada (le parlement ukrainien) l'interdiction du russe comme deuxième langue officielle de l'Ukraine, interdiction désormais suspendue par le président par intérim. Pour engager un dialogue constructif avec la Russie, sans doute aurait-il été bienvenu que les Etats occidentaux soutenant le processus révolutionnaire en cours aient été plus réactifs sur ce point, en déconseillant ouvertement aux nouvelles autorités cet ostracisme linguistique et en insistant sur ce qui pouvait réunir plutôt que diviser un pays à l'unité déjà profondément ébranlé : occasion manquée, malheureusement, ce que ne manque pas de souligner l'Union des Russophones de France dans un communiqué attristé déplorant « la complaisance des autorités françaises et de l'Union européenne à l'égard de cette mesure [d'interdiction du russe] du pouvoir révolutionnaire de Kiev qui constitue une violation directe et caractérisée des principes même de l'Union européenne et, au-delà, de toute l'Europe »...
Et maintenant, que peut-il se passer ? La guerre est-elle possible, comme certains le murmurent ? Elle n'est, en tout cas, pas souhaitable, et il n'est pas certain qu'elle soit souhaitée par les maîtres du Kremlin, contrairement à ce que laissent trop facilement (et dangereusement) entendre quelques journalistes ou analystes occidentaux pour qui le pire tient lieu de politique et de sensations...
Quoiqu'il en soit, la diplomatie française s'honorerait de penser aux moyens de renouer une relation apaisée avec une Russie aujourd'hui mortifiée d'être toujours considérée comme une puissance dépassée quand, pourtant, elle a tant à offrir à l'Europe et que son histoire se confond trop avec celle de notre continent pour accepter d'en être exclue par les oukases d'un Bernard-Henri Lévy, boutefeu d'une russophobie inquiétante pour la paix européenne...
Incroyable : "qui a permis autant la naissance d'une communauté européenne que le maintien d'une paix froide" ?!
Vous auriez pu intituler cet article : de l'utilité de l'URSS, et a fortiori du stalinisme !
C'est rare, aujourd'hui, de lire des trucs pareils, même sur les pires blogs !
Rédigé par : Dupond | 10 mars 2014 à 15:38
@ Dupond : le fait est indéniable et je n'ai pas écrit que je m'en réjouissais... Mais Hubert Védrine, ancien ministre de Lionel Jospin, le soulignait en expliquant que c'était de cet équilibre de la terreur qu'était née "l'Europe" et qu'il avait évité un affrontement direct sur le continent européen, chacun ayant les moyens de détruire l'autre. "Paix froide" car la guerre était trop périlleuse pour l'un comme l'autre, et cela a assuré au continent d'échapper à une guerre qui semblait, aux contemporains, possible : ainsi, il est plus juste de dire que c'est "cette paix qui a fait l'Europe" que l'inverse. Je ne fais que constater ! L'histoire est cruelle, sans doute, mais elle est ! L'oublier ou la négliger serait se condamner à ne pas comprendre les lois de la géopolitique et ses perspectives...
Rédigé par : J.-P. Chauvin | 10 mars 2014 à 22:07
@ Dupond : quant à l'utilité de l'URSS et de Staline, elle a été, là aussi, une réalité dont on peut très bien ne pas se satisfaire mais qui a été le moyen de vaincre le nazisme en 1943-45, au prix de 25 millions de Russes qui ne sont pas tout à fait morts pour rien, me semble-t-il...
Rédigé par : J.-P. Chauvin | 10 mars 2014 à 22:13
@ JPh Chauvin : Vous vous enfoncez davantage. Sans des canailles sanguinaires comme Lénine et Staline, l'histoire de l'Europe aurait pu être différente. Elle ne commence pas à Yalta, notez-le. Quant à Védrine, si c'est tout ce que vous trouvez pour étayer votre malheureuse argumentation... Bref, je ne savais pas qu'on pouvait descendre si bas.
PS. Ceci dit sans remettre en cause le courage des Russes pour vaincre le nazisme, bien sûr, mais, mon pauvre ami, vous mélangez tout !
Rédigé par : Dupond | 11 mars 2014 à 12:48
Avez-vous lu "Le passé d'une illusion" de F. Furet, et qu'en pensez-vous ? Merci.
Rédigé par : Francine | 13 mars 2014 à 13:33
Pour moi, je l'ai lu. Mais effectivement il serait intéressant de savoir ce que M. Chauvin en pense.
Rédigé par : Dupond | 13 mars 2014 à 18:18
J'ai bien évidemment lu ce maître-ouvrage de Furet, après "Penser la Révolution française" du même auteur, tout comme j'ai lu "le livre noir du communisme" écrit sous la direction de Stéphane Courtois... Livres excellents à tout égard !
Les "canailles sanguinaires" Lénine et Staline (il faudrait y rajouter Trostki qui a, en fait, préparé... le "stalinisme" !)ont existé, qu'on le veuille ou non, et de Gaulle, comme Védrine mais aussi Giscard d'Estaing ou Chevénement cette semaine, le reconnaissent, sans pour autant avoir quelque sympathie qui soit pour le totalitarisme communiste ! Je suis sur cette ligne du pragmatisme politique, un point c'est tout !
Je rappelle aussi que Poutine n'est en rien communiste, il est d'abord russe...
Rédigé par : J.-P. Chauvin | 15 mars 2014 à 14:11
D'accord, M. Chauvin, mais si les nazis avaient gagné la guerre, il aurait fallu l'accepter au nom de ce fameux "pragmatisme" que vous préconisez ?
Je constate que la lecture de Furet ne vous a rien apporté.
Vous développez une vague pensée de sociologue contemporain, fondée sur l'esprit de la statistique. Hannah Arendt a dit comment il fallait juger cette mentalité (dans "Eichmann à Jérusalem").
Sur ce, bon week-end quand même !
Rédigé par : Dupond | 15 mars 2014 à 16:58