Un nouveau mot commence à se murmurer dans les rangs des opposants mais aussi de quelques partisans effrayés de la réforme des retraites de Mme Borne : susmulgation ! Ce mot barbare cache en fait une réponse à l’impasse politique actuelle et ce qu’il recouvre a déjà été appliqué il y a un peu moins de vingt ans, en 2006, après l’adoption (sans acceptation…) et la promulgation du Contrat Première Embauche (CPE) défendu par le Premier ministre de l’époque Dominique de Villepin, puis plus récemment en 2020, comme le rappelle L’Opinion dans son édition des 17 et 18 mars derniers : ainsi, après cette adoption forcée du texte sur le CPE par le recours au 49.3 (décidément !), « si la loi est promulguée, son application est suspendue – on parle de « susmulgation » face à la bronca des jeunes. (…) Le 29 février 2020, Edouard Philippe met fin à l’obstruction des opposants à la réforme systémique des retraites. Le texte est adopté, mais son application est suspendue du fait de la crise sanitaire, puis abandonnée. » En somme, deux fois en moins de vingt ans, la susmulgation a envoyé deux textes importants aux oubliettes légales, parfois sans vraiment d’envie de la part de ceux qui les avaient prônés d’aller les y repêcher. Cela pourrait-il être le destin de la nouvelle (mais pas l’ultime) réforme sur les retraites ?
Pour cela, il y faudrait plusieurs conditions, pas encore réunies à ce jour : 1. Une contestation (dans les rues et dans les lieux d’études et de travail, principalement) si importante que le président de la République soit obligé de lâcher du lest envers une opinion publique et une France du Travail majoritairement hostiles au report de l’âge légal de départ à la retraite de 64 ans ; 2. Une remise à plat de la question et du débat sur les retraites et leur financement, voire du système même de solidarité intergénérationnelle et des formes d’épargne (individuelle ou « corporative ») susceptibles d’assurer un revenu aux populations sorties du « temps de l’emploi rémunéré » ; 3. Une situation économique qui renoue avec une certaine prospérité susceptible de dégager des marges de manœuvre financières et sociales…
La troisième condition ici évoquée est, avouons-le, peu probable dans l’immédiat, du fait de la guerre froide économique qui, aujourd’hui, caractérise la mondialisation (ou la bi-mondialisation en train de naître avec la guerre en Ukraine ?) et fragilise les positions françaises malgré les velléités de réindustrialisation de M. Le Maire : l’augmentation du nombre de défaillances d’entreprises en France ces derniers mois ; la persistance d’une inflation importante (en particulier sur les prix alimentaires) et les risques de pénuries énergétiques mais aussi la sécheresse hivernale qui n’annonce rien de bon pour le secteur de la production agricole cette année ; tout cela n’est guère favorable à la prospérité économique, même si cette mauvaise passe est surmontable ou, au moins un temps, supportable…
Restent les deux autres conditions : la première, celle d’une contestation sociale (et politique ?) triomphante ou, au moins, assez bruyante pour couvrir la voix de l’exécutif et gêner le travail législatif, n’est pas impossible mais est aussi la plus glissante si elle n’est pas ordonnée à un véritable projet politique, à une alternative crédible (fut-elle audacieuse), et si elle risque de dégénérer en poussée nihiliste qui nous rappelle la mise en garde de Maurras : « la politique du pire est la pire des politiques ». Les rues dévastées et les hôtels attaqués (comme à Rennes la semaine dernière), les poubelles enflammées (et fondues…) et les vitres des commerces brisées, rien de cela ne peut être bon quand les slogans qui les accompagnent participent d’un folklore extrémiste et d’une violence, non pas anarchiste mais anarchique. Pour autant, au-delà des désordres de la rue, il n’est pas impossible de penser que les risques d’une inflammation tournant à l'embrasement pourraient amener le Pouvoir à revoir sa position et à appliquer cette susmulgation de façon plus ou moins discrète, par exemple en annonçant un report de la promulgation ou de l’application du texte adopté (par défaut, en fait…) ces jours derniers. Cela peut se faire sous le couvert d’une nouvelle forme de « grand débat national » comme au sortir de la crise des Gilets jaunes, et qui valoriserait la deuxième condition que j’évoquais plus haut : une façon de sortir « par le haut » de la crise en renouant avec les différents acteurs sociaux (et, donc, remettre les corps intermédiaires en selle, alors que le président les snobe allégrement depuis sa première élection ?) ou directement avec les citoyens-électeurs, et de repopulariser, au moins en apparence sa présidence ?
Pour l’heure, les propos présidentiels de ce mercredi 22 mars ne sont guère apaisants et les soirées prochaines risquent d’être difficiles pour le repos des citadins des métropoles françaises, quand les journées seront occupées par les défilés incessants des protestataires (dont je suis sans partager forcément les couleurs, ayant les miennes qui sont, encore et toujours – et plus que jamais – fleurdelysées, couleurs que je ne cache nullement à mes voisins de promenade revendicative). Au-delà de cette révolte sociale sur le sujet du temps de travail, il paraît tout de même urgent de repenser la question sociale mais aussi les conditions économiques d’une prospérité qui, en créant de la valeur, peut favoriser un nouveau partage plus juste des fruits du labeur… Et si cela passait, d’abord, par le politique ? « Faites-nous de bonne politique, et je vous ferai de bonnes finances », disait le baron Louis à François Guizot, ministre du roi Louis-Philippe ; ce même baron Louis qui, déjà, avait avec la même philosophie redressé les finances de la France sous la Restauration, après 1814… Il n’est pas sûr que la République ait son baron Louis, mais il est de plus en plus certain que la République, au moins depuis une quarantaine d’années, ne fait pas cette « bonne politique » qui permettrait la prospérité et, au-delà, la justice sociale…
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