Désormais, il est possible et crédible de le dire : la rentrée sociale n’a pas eu lieu, comme si la contestation de l’an dernier avait épuisé les possibilités de manifestations des travailleurs et les capacités de réactions de ces derniers, ceux-ci attendant plus, en vain peut-être, des élections à venir que des démonstrations de rue déjà lointaines. De plus, l’erreur, voire la faute de certains syndicats s’investissant sans compter dans la dénonciation des bombardements à Gaza, a détourné nombre de manifestants du printemps 2023 de structures militantes qui avaient, pourtant, retrouvée une certaine ardeur à l’occasion de la contestation de la réforme des retraites : « Qui trop étreint, mal embrasse », pourrait-on rappeler ici. D’autant plus que ce ne sont pas les occasions de dénoncer les nouvelles et nombreuses fermetures d’entreprises qui manquent, d’un bout à l’autre du pays ! Mais la mondialisation médiatique du conflit « éternel » sur les terres jadis parcourues par le Christ a fait oublier les effets dévastateurs de la mondialisation économique et marchande sur la nation, ses industries et ses producteurs, et l’empressement de certains partis de la Gauche radicale et extrême à s’engager sous la bannière palestinienne (1) a largement participé à cette occultation des problèmes sociaux d’aujourd’hui, ravalés au rang de sujets secondaires et « sans importance », à l’inverse de toute mesure et de toute réflexion sensée. Ainsi, le pays légal, fort de cet emballement partisan et de ses outrances comme de ses raisons, a détourné l’attention des populations françaises des véritables enjeux du moment, malgré les efforts de quelques syndicalistes enracinés, représentants d’un pays réel trop souvent oublié quand il n’est pas, purement et simplement, méprisé.
Pourtant, il y aurait tant à dire et à faire sur le terrain social, et il serait bon, encore et toujours, au-delà des luttes locales et circonstancielles qu’il s’agit de suivre et de comprendre mais aussi de motiver et de contextualiser, de poser les questions nécessaires, parfois dérangeantes pour les préjugés dominants et ceux qui les propagent et les entretiennent. Ainsi celle de la mondialisation marchande dans laquelle la France est prise sans, pour autant, s’y abandonner complétement… « La mondialisation est un fait, elle n’est pas forcément un bienfait », c’est une formule que les royalistes ont souvent répétée et ils ont eu largement raison de le faire. Le processus contemporain de la mondialisation qualifiée de néolibérale, en cours depuis la fin du communisme soviétique, a commencé en décrétant la fin de l’histoire, un mythe rassurant et anesthésiant pour les classes dominantes quand il paraissait alors prometteur pour les classes populaires dont le pouvoir d’achat progressait plus les produits étaient fabriqués loin, dans des pays à bas coût de main-d’œuvre, avant qu’elles ne constatent, tout d’un coup malheureuses, que leurs emplois disparaissaient dans le même temps, ainsi que les services publics locaux… Le soulèvement des Gilets jaunes, s’il a paru concerner d’abord la France des petites et moyennes villes comme ses classes artisanales et laborieuses, a dénoncé cette mondialisation qui se vantait heureuse, en fait d’abord pour les métropoles et ses classes urbaines, consommatrices et « discutantes » (2), constitutives des fameux « bourgeois-bohêmes » (ou « bobos ») chers aux sociologues conservateurs : « Ce qui se produit (…) à chaque fois, c’est bien la révolte d’une population qui a été paupérisée par la « mondialisation » (…), qui se sent humiliée par ce processus et dépossédée de sa capacité à décider de sa vie. » (3) Cette révolte, violemment réprimée par la République macronienne en 2018-19 (5 ans déjà !), peut-elle reprendre ? Après tout, ses raisons profondes sont toujours là, et la mondialisation, véritable rouleau compresseur et dévastateur des territoires, du travail et des hommes, passe de crise en crise sans vraiment se remettre en cause dans son essence et ses pratiques, si ce n’est à la marge. Selon Bertrand Jacquillat, elle a déjà connu, à travers l’économie mondiale, cinq crises depuis une quinzaine d’années, crises qui ont évidemment concerné notre pays : « Le premier choc ressenti dans tous les pays est la conséquence de la crise financière de 2007-2009, qui a rompu la confiance qui existait au sein du système financier mondial. Le deuxième choc fut celui de la Covid, qui provoqua de profondes ruptures dans les chaînes d’approvisionnement. Puis sont apparus les chocs géopolitiques, notamment entre les États-Unis, la Chine et la Russie, qui ont fait disparaître l’idée que l’intégration économique devait aboutir à une certaine harmonisation politique. Le quatrième choc fut celui de l’énergie, par lequel le gaz et le pétrole sont devenus des armes de guerre. Ces chocs poussent au « découplage », au « dérisquage » [de l’industrie française] (…) par rapport au reste du monde. Enfin le cinquième choc est probablement le plus profond et le plus durable, c’est le choc technologique, qui revêt de nombreuses dimensions. » (4). A chaque fois, les éléments productifs, territoires comme entreprises et travailleurs, ont été considérés comme des variables d’ajustement, preuve s’il en est que la sphère économique a trop souvent pris le pas sur les réalités humaines et les instances politiques et sociales (en particulier sur les États), malgré les résistances des unes et des autres (ces dernières parfois inscrites et garanties dans le Droit social des États les plus anciennement constitués) et leurs stratégies particulières qui, en certains cas, ont permis d’éviter le pire ou d’amortir les chocs pour leurs populations respectives.
Il est aussi notable que la mondialisation repose sur une dépolitisation des sociétés (5), forme qui, pour autant, n’est pas celle d’une désétatisation de celles-ci : la période des confinements (2020-2021) l’a bien montré, l’État jouant le rôle imparti par le libéralisme de simple gendarme (voire de père Fouettard…) de la société et de la mondialisation, un rôle éminemment répressif (sous couvert de santé publique… alors même que les hôpitaux français et les soignants n’ont toujours pas les moyens d’assumer et d’assurer leurs missions dans de bonnes conditions, à quelques exceptions près) et, en définitive, profondément liberticide sans s’avérer forcément protecteur ou guérisseur… Cette dépolitisation s’accorde bien à l’individualisme de masse, lui-même particulièrement approprié à la logique de la société de consommation et de croissance, et elle s’aggrave au fil du temps et des déceptions électorales, de cette avancée de la dissociété qui désaffilie les personnes mais radicalise les communautarismes (en réaction ou en complément ?).
Cela nous conforte dans l’idée que la question sociale, dans ses aspects multiples et variés, doit passer par le moyen politique pour être correctement et efficacement abordée et, autant que faire se peut, surmontée et résolue là où elle peut l’être : la célèbre formule de Maurras du « Politique d’abord » paraît alors particulièrement appropriée à la situation contemporaine. Non que le politique puisse tout résoudre et tout faire (ce qui serait tout aussi néfaste que son impuissance : là encore, il faut « savoir raison garder » selon l’heureuse expression capétienne), mais il doit assurer la préservation des équilibres sociaux sans forcément les créer ou intervenir plus avant dans leur organisation. Un vieux slogan fleurdelysé, longtemps visible sous les arcades de la place de la Mairie à Rennes, proclamait crânement : « Politisez vos inquiétudes, vous inquiéterez les politiciens ! » En fait, cette politisation des inquiétudes, qui n’est pas leur négation mais leur prise en compte pour mieux les surmonter et les orienter, inquiète plus encore ceux qui défendent l’idée d’une mondialisation heureuse, profondément anhistorique et évidemment apolitique, et pour des raisons assez évidentes : en effet, il s’agit, dans cette perspective politisée, de reprendre aux nouvelles féodalités financières, économiques et industrielles, quelques pouvoirs dont celui, éminent, de décider, du moins dans les sphères qui reviennent naturellement aux citoyens et aux corps intermédiaires dans une nation souveraine, ordonnée et corporée, et suivant la logique de la subsidiarité bien comprise. Cela passe aussi par une reprise en main de son destin par la France, à la fois comme Etat et comme nation, sans méconnaître les relations internationales (6) qui ne doivent pas tout aux simples échanges économiques dans le cadre historique. Si nous pouvons employer, pour la France, l’expression de nationalisme intelligent, Jacques Sapir évoque un mot qui, pour autant, ne nous fait nullement peur : la démondialisation qui, selon lui, « est et sera la grande revanche du politique sur le « technique », de la décision sur l’automaticité des normes. (…) La démondialisation est donc fondamentalement le retour de la souveraineté. Etre souverain, c’est avant tout avoir la capacité de décider. (7) » Une capacité que les maurrassiens, tout comme ceux qui se disent souverainistes ou simplement nationalistes (même si ces deux termes nécessitent de bonnes définitions pour éviter tout malentendu ou toute dérive inappropriée), revendiquent pour la France, encore et toujours… Capacité qu’il faudra, sans doute, renforcer par la transmission héréditaire de la magistrature suprême de l’État pour lui permettre, au-delà d’être, de s’enraciner et de durer…
Notes : (1) : Cela ne préjuge pas, sous ma plume, de l’attitude que l’on peut avoir face à ce conflit à la fois lointain en géographie et proche par sa symbolique, mais il s’agit de constater que cette guerre terrible commencée par un massacre non moins horrible a joué le rôle d’un vaste nuage de fumée sur le terrain social français quand il aurait été plus logique, en fait, qu’il n’occupe que le terrain purement politique et, selon les positions de chacun, partisan.
(2) : Les classes discutantes sont celles qui forgent l’opinion publique et, souvent, monopolisent son expression, en une forme de pays légal plus moral que social…
(3) : Jacques Sapir, dans Front Populaire, numéro 15, décembre 2023-février 2024.
(4) : Bertrand Jacquillat, dans L’Opinion, 15 et 16 décembre 2023. Le dernier choc évoqué, technologique, reste encore inachevé, mais les enjeux autour de l’Intelligence Artificielle (entre autres) doivent être considérés avec le plus grand sérieux, sans céder à une euphorie technologique qui pourrait confirmer la constatation (et prédiction) de Georges Bernanos : « Un monde gagné par la technique est un monde perdu pour la liberté »…
(5) : Jacques Sapir, op. cité : « La première [des illusions politiques], qui en un sens contient toutes les autres, est celle de la dépolitisation du monde. On pourrait diriger les sociétés humaines par des règles techniques car nous serions dans une société entièrement délivrée du politique. (…) Toutes les aspérités issues de l’histoire, de l’évolution particulière des sociétés, du génie spécifique des peuples en tant que produit de leurs conflits passés, sont niées. L’être humain n’est qu’un consommateur, régi par des préférences immuables et intangibles. »
(6) : Les relations internationales, comme leur nom l’indique, ne peuvent exister et être véritablement efficientes que si existent au préalable des nations constituées et reconnaissables : le qualificatif « international », par sa construction même, en est la marque et la preuve…
(7) : Jacques Sapir, op. cité.
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