Dans nombre de communes rurales, il n’y a plus d’agriculteurs, et l’observateur avisé s’étonne presque d’en voir autant sur les routes et les ronds-points aujourd’hui, aux abords de Paris et des autres grandes villes de France. Certains, même, s’en effraient comme si le monde paysan était en lui-même porteur d’un danger sur les logiques métropolitaines et mondialisées de notre époque, ces logiques que l’Union européenne traduit si bien, c’est-à-dire si mal pour les producteurs de base et les équilibres sociaux de nos pays d’Europe. Michel Houellebecq, dans son livre Sérotonine (publié il y a cinq ans) que tout le monde cite aujourd’hui, a bien vu le processus d’effacement des paysans de notre paysage, aussi bien physique que mental (1) : « Ce qui se passe en ce moment avec l’agriculture française, c’est un énorme plan social, le plus gros plan social à l’œuvre à l’heure actuelle, mais c’est un plan social secret, invisible, où les gens disparaissent individuellement, dans leur coin. » Un plan social (bien mal nommé car bien plutôt antisocial !) qui se marque aussi par le suicide quotidien de cultivateurs ou d’éleveurs étranglés par un système qui leur impose des dettes, des taxes et des normes dont il est difficile, de plus en plus souvent, de se libérer, même par le travail acharné sans compter les heures. En somme, « l’euthanasie de l’agriculture française » qu’évoque (maladroitement et parfois avec quelques préjugés typiques du libéral qu’il est et reste, indécrottable en fait) Nicolas Baverez dans Le Figaro du jour (2) : « L’agriculture est victime d’un suicide forcé organisé par les pouvoirs publics français et européens. (…) La fiscalité, les charges sociales et les normes ont explosé (…). Le modèle promu par l’Etat est insoutenable, qui est fondé sur la conversion au tout-biologique, marché de luxe très limité (sauf pour le fromage), et sur le recours aux importations pour couvrir les besoins essentiels de la population. » A l’inverse de ce que déclare M. Baverez, le « tout-biologique » n’est pas un marché « de luxe » et il ne me semble pas vraiment que la République veuille ou milite sérieusement pour « la conversion au tout-biologique », loin de là… En revanche, les autres éléments qu’il relève et que je cite ici sont bien dans la logique valorisée par la technobureaucratie de l’Union européenne et de la République française, représentante en ses différentes branches de ce pays légal qui nous fait tant de mal, parfois plus par bêtise idéologique que par méchanceté pure, d’ailleurs : « l’enfer est pavé de bonnes intentions », dit-on ; mais cela reste l’enfer !
« Cette dynamique malthusienne reflète la dérive de la PAC, première politique de l’Union qui absorbe 30 % de son budget. Avec « From Farm to Fork », l’Union a sacrifié sa production et sa souveraineté alimentaires à la réduction des émissions [de gaz à effet de serre] de 50 % d’ici 2030. (…) Avec pour conséquences la chute de 15 % de la production (alors qu’une hausse de 60 % est requise pour nourrir les 9,3 milliards d’hommes qui peupleront la planète en 2050 (3)), de 16 % des revenus des agriculteurs, l’envolée des importations de colza, de soja, de tournesol, de bœuf, de fruits et de légumes, le basculement dans la famine de 30 à 180 millions de personnes dans le monde – notamment en Afrique. Le déficit alimentaire est censé être couvert par les importations à bon marché grâce à la multiplication des accords de libre-échange – soit la même stratégie qui a provoqué le désastre de l’énergie avec la dépendance au gaz russe. » En somme, l’Union européenne est la meilleure ennemie des agriculteurs européens, et sa stratégie mondialiste (au sens premier du terme) - faite d’accords de libre-échange dont le dernier avec la Nouvelle-Zélande, en novembre 2023, va assécher un peu plus le secteur de l’élevage ovin en France (entre autres) quand celui du Mercosur, auquel la France s’oppose pour l’instant, détruira un peu plus rapidement l’élevage bovin en même temps que la forêt amazonienne – est la pire pour nos pays et ses travailleurs comme pour l’environnement et sa préservation dans le monde, et autour et à côté de nous… Qu’un libéral non-repenti se rende compte des effets pervers de ce qui est généralement vanté par son courant idéologique est au moins un début, en attendant une rédemption plus complète (4) !
Notre pays est une ancienne puissance agricole, soigneusement démontée par l’Union européenne mais aussi par quelques concurrents de la France au sein de cette Union qui ne joue pas vraiment le rôle d’émulation que certains de ses fondateurs voulaient lui voir jouer. « Ancienne » veut-il signifier dépassée, d’ailleurs ? Non, loin de là et la France doit défendre son agriculture parce que, au-delà des considérations commerciales, elle est la condition de sa souveraineté, de son indépendance alimentaires. Elle est aussi une part de son héritage historique et, même, de son âme. Alors, quand Nicolas Baverez évoque le « saccage par les dirigeants français des atouts et des pôles d’excellence de notre pays », il touche aussi du doigt la question politique du problème, et sans doute mais sans le comprendre vraiment, la question institutionnelle même. Peut-on croire que la République, au-delà même de nos temps contemporains, n’est pas responsable de ce qu’elle a engendré, ce monde politicien et bureautechnocratique parisien, ce pays légal parfois si éloigné du pays réel et des nécessités de la France ? « Contrairement à ce qu’affirme Emmanuel Macron, l’agriculture n’est pas plus une relique barbare du vieux monde que le logement n’est une rente. Se nourrir reste le premier des droits de l’homme. Et la souveraineté alimentaire est décisive pour la richesse, la résilience et l’indépendance des nations. A l’âge de l’histoire universelle, ce sont la famine et la malnutrition qu’il faut euthanasier, pas l’agriculture et les agriculteurs. » Ces dernières lignes de M. Baverez sont frappées du coin du bon sens : cela est-il suffisant pour qu’elles soient entendues par ceux qui nous gouvernent ? J’en doute…
Post-scriptum : J’écris ces lignes attablé dans un petit café de campagne, non loin de Dreux : les tracteurs ne sont pas très loin et, malgré la télé branchée sur la chaîne hippique, les conversations du comptoir tournent autour de cette révolte paysanne, ici plébiscitée par des clients pourtant rarement agriculteurs eux-mêmes. Eux ne font pas, dans ce coin de l’Eure-et-Loir, de grandes phrases ni de belles théories, et le comptoir, ce « parlement du peuple » évoqué par Balzac, résonne de cette colère qui monte, rurale d’abord avant que, peut-être demain, d’être nationale. « Entendez-vous, dans nos campagnes »…
Notes : (1) : Un processus que la lecture des manuels de Géographie (Première, programme 2019) confirme, avec le mépris en plus sous la plume de certains rédacteurs enseignants qui semblent voir dans l’existence d’un monde paysan français un obstacle à l’établissement de la modernité contemporaine mondialisée si peu favorable à l’enracinement, cette modernité que, d’ailleurs, vantent souvent les programmes scolaires eux-mêmes.
(2) : Nicolas Baverez, Le Figaro, lundi 29 janvier 2024.
(3) : Il y a néanmoins un moyen de limiter la sous-alimentation sans forcément produire beaucoup plus, c’est de lutter contre le gaspillage alimentaire qui, aujourd’hui, atteint des proportions scandaleuses, même en France malgré quelques lois récentes : un quart de la nourriture produite est jetée soit avant d’être vendue, soit avant d’être consommée. « Nos frigos sont des tombes alimentaires », s’exclamait Carlo Petrini, le fondateur de Slow Food dans un entretien accordé à l’hebdomadaire Le Point en décembre 2010.
(4) : M. Baverez en est encore bien loin, en fait : ses préjugés contre toute politique écologique et toute écologie politique dignes de ces noms sont embarrassants et défont ce qu’il dit parfois dans la phrase précédente. Le citer n’est donc pas une acceptation de son libéralisme mais la valorisation des éléments qui, en l’occurrence, en démontrent les limites, voire les fautes essentielles et originelles. « Le diable porte pierre », dit-on…
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