En préparant le cours de Première sur les politiques agricole et régionale de l’Union européenne, j’ai pu constater le manque de « lisibilité » d’un certain nombre de projets, d’institutions et d’administrations de cette Europe qui se voulait « à l’écoute des citoyens ». En fait, il me semble de plus en plus que cette construction européenne s’est faite de façon plus technocratique, par le biais des experts et des juristes, que véritablement politique : sans doute est-ce là son péché originel qui l’empêche d’être autre chose qu’un « machin », incapable de donner un souffle nouveau aux pays et aux populations du continent européen. Et ce n’est pas le Traité constitutionnel qui peut lui rendre lisibilité et crédibilité, malgré toutes les argumentations possibles des européistes : d’ailleurs, il n’est pas inintéressant de constater que ce texte, forcément de compromis, s’il recueillait l’adhésion de personnes de tendances parfois fort éloignées les unes des autres, n’est pas, évidemment, interprété de la même manière par les uns et les autres. Rien de très illogique, dira-t-on, puisqu’il s’agit d’un compromis
Mais, du coup, l’interprétation « finale » risque de n’appartenir qu’aux juges de la Cour européenne, et non pas aux Etats ou aux citoyens. La conséquence est alors bien d’une « Europe des juges » et non plus d’une « Europe politique » (ce que certains appellent « Europe démocratique ») et, donc, cela entraîne une dépossession des Etats et des peuples, condamnés à se plier à cette « Europe légale » substituée à « l’Europe réelle », celle des nations, des réalités et des désirs populaires
Les deux candidats favoris des sondages pour l’élection présidentielle française du printemps prochain parlent peu d’Europe, conscients qu’il s’agit là d’un terrain miné. Pourtant, ils savent que l’Union européenne, à travers sa Commission et son Conseil, aujourd’hui présidé par la chancelière Angela Merkel, est pressée de reprendre sa marche vers la ratification pleine et entière du Traité, malgré les « Non » français et néerlandais de 2005. Que se passera-t-il alors après l’élection ? Sans doute la prochaine Assemblée nationale, élue en juin prochain, sera-t-elle convoquée avec le Sénat dès les mois suivants pour ratifier, tout à fait légalement et démocratiquement (puisque les assemblées sont les représentantes du Peuple français, dans le cadre de la démocratie représentative et parlementaire), ce texte refusé par les électeurs
Ce sera alors au tour du Royaume-Uni de se retrouver en première ligne dans le débat (ce qui ne risque pas forcément de gâcher la fin de mandat de Tony Blair
) et il n’est pas impossible de penser que les électeurs britanniques reproduiront le « coup » français, ruinant à nouveau les espoirs des eurofédéralistes. Si tel est le cas, que se passera-t-il alors ? Au regard de l’Histoire, on peut penser que cela sera l’occasion pour le Royaume-Uni de proposer (en fait, d’imposer, car les autres pays attachés à la Constitution, par empressement, seront sans doute tentés de négocier avec le dernier pays qui aura refusé ce Traité et sans lequel il serait impossible de mener à bien le processus constitutionnel
) une nouvelle écriture qui lui soit plus favorable et oriente un peu plus l’Union européenne vers une conception purement économique et commerciale au détriment de l’idée française d’une « Europe-puissance ».
En tout cas, quoiqu’il en soit, il me semble qu’il est urgent de penser et même d’imaginer une autre formule pour la construction européenne : celle-ci, si elle n’intègre pas les nations et si elle oublie les leçons du passé, risque bien de reproduire les erreurs fatales à la paix et à la liberté qui ont marqué le XXe siècle. On ne construit pas sur les sables mouvants de l’amnésie et de l’ignorance
Négliger ce sage précepte, c’est s’interdire de bâtir un avenir pour nos nations et nos peuples d’Europe.