Puisqu’il est encore, et parfois dramatiquement, question des « banlieues », je republie sur ce blog, l’article que la revue « Alternative », aujourd’hui en sommeil, avait publié à l’hiver 2006 : il me semble qu’il peut apporter quelques éléments à la réflexion sur ce thème.
Mardi 29 novembre 2005, Dominique de Villepin accordait un entretien, de politique intérieur, au quotidien gratuit « 20 minutes ». Souhaitant, au sein d' « Alternative », souligner notre engagement social, de service de la chose publique, nous avons souhaité répondre aux même questions que celles posées à M. le premier ministre. Il s'agit de proposer au travers de cet entretien, une crédibilité des réponses royalistes aux maux actuels. Jean-Philippe Chauvin, collaborateur à notre revue, a bien voulu jouer le jeu.
Avec le recul, comment analysez-vous ce qui s'est passé dans les banlieues ?
La crise des banlieues est une "crise multiple", crise sociale, crise urbaine, crise des valeurs et du sens, crise des institutions politiques. .. Elle a surtout joué un rôle de révélateur et de "miroir grossissant", parfois déformant, de notre société et de son fonctionnement, de sa civilisation "individualiste de masse" et consumériste.
Ni révolte, ni révolution, les émeutes n'avaient pas de fond politique et, sans doute, même pas de revendication sociale, malgré les efforts de certains journalistes d'appliquer aux événements une grille d'analyse "rassurante" mais pas forcément crédible. Cela ne veut pas dire qu'elles n'avaient pas de sens ou qu'elles sont "neutres", mais les émeutiers n'avaient pas de discours autre que celui, mimétique, des médias et celui, qui leur était propre, de la "susceptibilité narcissique", de cette susceptibilité qui semble le moyen de s'approprier ou de se créer une identité "conflictuelle", en opposition avec autrui, avec l'"hors-les-quartiers", avec la société publique...
Cette crise rappelle que nous vivons une "dissociété" (selon l'expression de Marcel de Corte) qui privilégie l'individu désaffilié à la personne et à la société, et qui semble incapable d'inscrire sa pratique dans autre chose qu'une sorte de "présent permanent", tout en survalorisant des "communautés de substitution" et de choix, souvent fondées sur des "mythes identitaires"... (d'où les références fréquentes à la période coloniale...).
Néanmoins, cette crise n'a pas été inutile, car elle a fait "bouger les lignes" et provoqué une certaine prise de conscience des politiques qui, il faut le souhaiter ardemment, ne s'éteindra pas trop rapidement.
D'autre part, et cela est aussi accentué par la querelle pré-présidentielle entre MM. Sarkozy et Villepin, de nombreuses propositions ont été faites, au gouvernement comme dans les différents milieux politiques, sociaux ou économiques : il suffit, pour s'en convaincre, de parcourir la masse d'articles qui, au-delà même de la relation des événements, se sont attachés à donner la parole aux multiples secteurs du champ socio-politique des "banlieues" et à ouvrir des perspectives et des champs de réflexion fort variés et parfois inédits, voire "politiquement incorrects"...
Maintenant, évidemment, le souci est que ces multiples propositions, après étude et discussion, soient expérimentées, voire modifiées si besoin est. Et tout cela, c'est plus compliqué que d'aligner des idées, fussent-elles "bonnes", sur une feuille de papier ou dans une conférence de presse...
Dans le domaine de l'éducation, que comptez-vous faire ?
Tout d'abord, il faut souligner que l'école n'est qu'un des aspects et des moyens de réponse à apporter au problème, car il y a problème (le nier équivaudrait à refuser d'agir sur le réel et à attendre, puis à atteindre, le "pire"...). Il est évident que l'école "ne peut pas tout", étant elle-même souvent au coeur de la tourmente. Mais elle peut beaucoup.
Elle peut, de par son positionnement dans la vie et la formation des jeunes de toutes conditions et de toutes provenances au sein de la nation, désarmer le bras de certains émeutiers et, surtout, les marginaliser dans la société et sur le territoire des "banlieues" dont il s'agit, pour l'Etat comme institution garante de la protection des biens et des personnes dans la sphère publique, de reconquérir la confiance et le coeur. Les marginaliser en attendant mieux, c'est-à-dire leur retournement "positif" et leur "ralliement" à la nation ce qui, admettons-le, n'est pas évident : il y aura toujours des échecs et des irréductibles, des partisans d'une "anti-France" qui nient son être comme son histoire. Mais, en limiter le nombre et délégitimer leur attitude, nécessite une politique audacieuse et déterminée dont le "versant lumineux" est l'avenir qu'il s'agit d'ouvrir pour les générations présentes et futures.
Dans un premier temps, il me semble nécessaire de mettre en place un véritable "colbertisme éducatif", c'est-à-dire une politique d'engagement volontariste de l'Etat, là où il est urgent de le faire et où la présence de l'Etat permet de réintroduire la nation comme corps social historique, comme "communauté de destin dans l'universel", mais avec des déclinaisons différentes et territorialisées ou, plutôt, enracinées : les différences ne doivent pas effrayer la nation, mais la nation se doit d'être à nouveau, à rebours du modèle nationalitaire jacobin, "le plus vaste des cercles communautaires".
Cet engagement, ou plutôt ce réengagement qui en sera pas pour autant un "néo-étatisme" ou un "néo-ferryisme" uniformisateur, doit, à mon avis, prendre la forme de stratégies à long terme, coordonnées par un Ministère de l'Education nationale (je préférerai l'expression d'"Instruction publique", mais qu'importe !) allégé mais actif et pragmatique dans son rôle de coordination, d'arbitrage et d'initiative, et rapide dans ses réactions aux problèmes qui peuvent surgir ici ou ailleurs. Un véritable Ministère de combat et d'innovation, aux attributions larges et claires, bien définies par l'Etat en ses instances dirigeantes. Ce Ministère devrait (cela a d'ailleurs été aussi proposé par des hommes politiques de gauche comme de droite) échapper aux "fluctuations" gouvernementales (alternances, changements de Premier ministre, etc.) mais sans pour autant tomber dans une routine ou un enfermement forcément paralysant à terme. Pourquoi ne pas concevoir un véritable "contrat de Ministère" sur une période donnée (5,6 ou 7 ans ?) négocié avec l'Etat et le Parlement ? Ainsi, ce Ministère, placé hors du "temps court de la démocratie électorale", sans oublier ses devoirs, conserverait une indépendance de fonctionnement et de décision, qui doit, à l'origine, être fondée sur un véritable "pacte de confiance".
Il est évident que ce type de "Ministère a-gouvernemental" aura plus de difficultés à être accepté dans une République obnubilée par l'élection présidentielle quinquennale, et qu'il y a, si l'on n'y prête garde, le risque qu'il se transforme, même pour un temps limité, en "féodalité technocratique" comme l'actuelle administration du Ministère de la rue de Grenelle.
Au-delà de cette proposition institutionnelle, le réengagement de l'Etat peut se marquer par de multiples initiatives : par exemple, la création de petites unités éducatives proches des gens et agréées par le Ministère, les régions et les municipalités, qui favoriseraient l'encadrement (et l'enracinement) des populations fragilisées par les difficultés sociales et les "fractures" familiales comme territoriales ou civilisationnelles.
D'autre part, il serait utile d'élaborer une nouvelle fonction éducative où certains professeurs, sur la base du volontariat, auraient en même temps une fonction de tuteurs sociaux. Des contrats spécifiques de liaison détermineraient leur rôle et leur cadre de fonctionnement : encadrement des élèves, aménagement des horaires et des emplois du temps, responsabilités pédagogiques et administratives, etc. Ces contrats devraient être négociés, en fonction des lieux et des publics concernés, mais aussi en laissant une grande liberté pédagogique et fonctionnelle aux enseignants concernés. Ils poursuivraient aussi leur travail en étroite collaboration avec les familles, les communes et leur représentants, ainsi que dans le cadre de véritables partenariats avec les acteurs socio-économiques mais aussi culturels (théâtres, cinémas, médiathèques, syndicats d'initiative, ... mais aussi acteurs de découvertes et de mise en valeur du patrimoine historique, etc.) des lieux et de leurs environs.
Cela veut dire plus d'effectifs, plus de moyens ?
Sans doute, mais il ne faut pas se leurrer : investir à court terme n'aurait pas vraiment d'efficacité à long terme. D'autre part, l'argent, même s'il est évidemment indispensable, n'est pas le plus important : c'est la volonté politique et la capacité de l'Etat à soutenir une politique éducative cohérente qui sont déterminantes.
Mais la question financière est souvent celle qui préoccupe le plus nos interlocuteurs quand nous évoquons nos quelques propositions (liste non exhaustive et "base de discussion"...) : la crainte de creuse encore les déficits publics et d'alourdir la pression fiscale est souvent un obstacle à la mise en pratique des nécessaires réformes.
Puisque l'argent reste nécessaire pour mener à bien certains projets, pourquoi ne pas chercher pour les établissements de ZEP (y compris dans la nouvelle architecture proposée par M. de Robien), mais aussi d'ailleurs, des financements qui en soient pas que publics ? L'idée peut inquiéter, car la crainte d'une main-mise par le monde des entreprises sur l'école reste forte dans les milieux enseignants. Pourtant, c'est une idée à creuser, en établissant, non pas un carcan administratif et réglementaire, mais une véritable "charte de partenariat", avec des objectifs précis et un contrôle de l'Etat et des autres instances publiques locales (région, commune, inspection académique, syndicats enseignants...) siégeant au Conseil d'administration des établissements concernés.
Cela, évidemment, doit se conjuguer avec une autonomie de recrutement et de gestion des établissements, avec la responsabilisation des chefs d'établissement et de leurs équipes pédagogiques et administratives ainsi qu'avec la possibilité pour les régions et les communes de créer des postes éducatifs selon les besoins.
Là encore, souplesse et pragmatisme ! C'est le meilleur moyen pour que "l'intendance suive"...