J’écris cette note devant une mer bleue et verte crêtée de blanc par le souffle incessant d’Eole, sur cette Côte d’Emeraude que j’aime depuis ma prime enfance. Sur la table s’entassent les coupures de journaux, résultats d’une rude sélection pour ne garder que les articles qui peuvent servir à ma réflexion et à la préparation de mes cours. Tandis que mon regard glisse sur l’eau et sur les bateaux qui se balancent au gré des vagues dans le port, je cherche des yeux quelque chose que je ne vois pas, que je ne vois plus : les petits chalutiers de ma jeunesse. Il n’y en a plus, tout comme il n’y a plus de pêcheurs à Lancieux : cette activité de pêche qui était jadis la principale des occupations professionnelles avec l’agriculture a disparu, et les bateaux de plaisance ont remplacé les bateaux de pêche, ceux-là que je voyais aborder il y a quelques décennies encore la digue de la plage de l’Islet, les bacs pleins de maquereaux ou de bars.
En me promenant sur les rochers, je soulève les algues et y scrute les mares : là encore, il manque des éléments de mes souvenirs d’antan et, s’il reste des « bouquets » (petites crevettes), les bigorneaux noirs ont totalement disparu alors que j’en ramassais jadis assez en une seule fois pour en manger quelques repas de suite. Et, à la marée haute, je n’aperçois plus les bancs de ces petits poissons que nous pêchions sans difficulté pour en faire, le soir, des fritures délicieuses.
En somme, sur ce petit morceau de littoral, je constate, simplement et tristement, la réduction de la diversité biologique, ce que l’on nomme aujourd’hui la biodiversité. Ce n’est pas une simple théorie, c’est un fait, une expérience que j’éprouve brutalement et qui ne me réjouit guère.
Il se trouve que le hasard (en est-ce vraiment un ?) m’a fait acheter hier la revue « Les dossiers de La Recherche » d’août-octobre 2007 consacrée justement aux menaces qui pèsent sur la biodiversité et, donc, sur le vivant. Un article porte sur la surpêche et sur les propositions faites pour sauver ce qui peut encore l’être dans les mers. Il faudrait le citer entièrement, ce qui n’est évidemment pas possible (mais je vous conseille de vous procurer cette revue et de lire en particulier les pages 34 à 37 que j’évoque ici). En résumé, les auteurs expliquent qu’en quelques décennies la pêche industrielle, qui rompt avec les principes et les méthodes de la pêche traditionnelle et vivrière, « épuise les mers. A l’échelle de la planète, les populations naturelles ne se renouvellent plus et les prises diminuent ». Cela aboutit parfois à la disparition d’espèces ou de bancs qui ne se refont pas, comme cela a été le cas pour la morue au nord du Canada, à Terre-neuve
Du coup, devant l’épuisement des stocks de poisson, les gros chalutiers modernes, véritables usines flottantes, pêchent de plus en plus en profondeur, avec des conséquences à moyen et long terme qui s’annoncent tragiques et risquent de transformer la mer en désert comme l’évoque un récent rapport qui parle de 2050 pour cette échéance. Certains pourront hausser les épaules, mais mon expérience personnelle évoquée plus haut sur cette Côte d’Emeraude que je fréquente depuis 45 ans a tendance à m’alarmer et ne me rend guère optimiste si rien n’est fait concrètement pour empêcher cette catastrophe halieutique.
Les solutions présentées par les auteurs de l’article portent sur la création et l’élargissement de véritables réserves marines qui « doivent protéger les proies et les habitats des espèces concernées » pour sauvegarder les espèces aujourd’hui directement menacées par la surexploitation de la pêche industrielle : « Les réserves sont efficaces lorsqu’il s’agit de protéger des populations relativement sédentaires (
). Dans ces cas, la biomasse augmente dans la zone protégée ; lorsqu’il y a un excédent, les poissons quittent naturellement le site. Ils peuvent alors être capturés par les pêcheurs locaux, ce qui semble un juste retour des choses pour ces hommes qui ont accepté d’abandonner une partie de leur territoire pour que la réserve soit créée.
En revanche, les populations des grandes espèces migratrices, telles que le thon ou le saumon, n’ont a priori pas grand-chose à attendre des réserves, forcément limitées en taille. Toutefois, ces espèces peuvent trouver un refuge temporaire dans des sites protégés et accroître, ainsi, leurs chances d’atteindre l’âge de la reproduction. (
) Pour que le dispositif fonctionne, il faut (
) continuer à appliquer dans les zones non protégées les mesures traditionnelles de régulation des pêches. »
Mais, tout cela n’aura de sens que si les Etats imposent aux industriels de diminuer leurs prises, ce qui n’est guère évident au regard des sommes en jeu : pourtant, c’est de la survie même des ressources de la mer dont il s’agit et aucun intérêt financier privé ne devrait prévaloir sur l’obligation de préservation des espèces marines.
N’oublions pas que si la plupart des emplois de la pêche ont disparu aujourd’hui, à Lancieux comme sur le reste des côtes françaises, c’est en grande partie à cause de la nature contemporaine d’une société de consommation qui oublie que la consommation doit aussi s’adapter aux ressources vivrières de la planète et doit éviter d’épuiser celles-ci : car, lorsque disparaissent les espèces auxquelles on n’a pas laissé le temps de se reproduire, ce sont aussi les activités et les emplois qui disparaissent